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La Ligne du Devoir

Trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly, Assane Seck.

El Hadji Ibrahima Ndao est un historien et homme politique : au sein du Parti socialiste, il a joué un grand rôle dans les années de braise au Sénégal ; il est également l’auteur du livre intitulé « Sénégal, Histoire des conquêtes démocratiques ».

La présente étude est sa contribution à un ouvrage collectif dont elle est la principale épine dorsale : Les évolutions politiques de Valdiodio, d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck dans la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales au Sénégal jusqu’à la crise de décembre 1962.

IV-Abdoulaye Ly, l’homme de l’indépendance

Abdoulaye Ly se révéla vite comme le chef de file des partisans de l’indépendance immédiate, lors des passes d’armes épiques au cours des réunions du Comité Exécutif de l’UPS les 12 et 20 septembre 1958 à Rufisque, pendant lesquelles s’était accentué le divorce inévitable entre partisans de l’indépendance immédiate et partisans de la Communauté franco-africaine.

Devant le recours au vote pour départager les deux camps au sein du Comité Exécutif, Abdoulaye Ly marqua son refus de tout vote qui selon lui trahissait Cotonou en s’affirmant comme un homme de principe, un homme de rigueur. C’est ainsi qu’il prit la décision, après avoir été mis en minorité, de continuer le combat sous la bannière du PRA-Sénégal, dont il devint aussitôt le Secrétaire Général, ce qui traduit un signe de fidélité, un acte de cohérence.

Abdoulaye Ly est reconnu comme un vrai patriote, un homme d’une loyauté exceptionnelle, d’une intégrité indiscutable, un intellectuel avide de vérité qui n’hésite jamais à modifier ses jugements chaque fois qu’un fait lui apporte une preuve nouvelle.

Ce qui le distingue de tous, c’est son choix délibéré de vivre dans l’austérité pour éviter tout hiatus entre sa profession de foi et son existence. Sa résidence, son salon, son train de vie jusque dans son habillement tout est sobre et d’emblée rappelle ces grands philosophes qui refusent de se gaver de nourritures terrestres.

Abdoulaye LY est un homme qui réfléchit avant d’agir et qui évalue constamment son action en fonction des objectifs politiques sociaux et culturels qu’il s’est préalablement assignés.

Toujours est-il que, le 16 Juin 1958, Abdoulaye Ly et Amadou Bâ démissionnent respectivement de leur poste de ministre de la Production et de ministre de la Santé et de la Population. Le 17 Juin 1958, c’est au tour de Léon Boissier-Palun de démissionner de son poste de ministre de l’Economie générale et du Plan chargé des Relations internationales. Il semble que cette dernière démission soit liée au projet du vice-président du Conseil de vouloir éclater ce ministère en deux départements distincts, ce que le titulaire ne pouvait accepter. Ils seront remplacés numériquement par Ousmane Socé Diop, Amadou Babacar Sarr et Diaraf Diouf. Par rapport à la première équipe gouvernementale, Valdiodio Ndiaye, Latyr Camara, André Peytavin, Joseph Mbaye, et Amadou Mahtar Mbow ne changent pas de portefeuille ni de rang protocolaire. En revanche, Alioune Badara Mbengue passe du ministère du Travail et des Affaires sociales (10ème rang) au ministère des Travaux Publics, des Transports et des Mines (7ème rang). Tandis que Edouard Diatta précédemment ministre des Travaux Publics et des Transports (7ème rang) devient ministre de la Santé et de la Population (9ème rang). Pour les entrants, Ousmane Socé Diop est au Plan (4ème rang), Diaraf Diouf ministre de la Coopération et de la Mutualité (5ème rang) et Amadou Babacar Sarr ministre du Travail et des Affaires Sociales (10ème rang).

Naissance du Parti du Regroupement Africain (PRA)

Le gouvernement français prend l’ordonnance du 26 Juillet 1958 qui confère la présidence du conseil de gouvernement à l’ancien vice-président, Mamadou Dia pour le cas du Sénégal. Le chef du territoire se trouve désormais relégué dans un simple rôle de représentant de l’Etat français. Ce qui confirme que dans les faits, l’heure de l’indépendance a sonné.

Un petit retour en arrière. Le congrès constitutif du Parti du Regroupement Africain (PRA) convoqué à Cotonou, du 25 au 27 Juillet 1958 était l’occasion choisie par les partis politiques de l’Afrique de l’Ouest francophone, à l’exception du RDA, pour harmoniser leurs positions face au projet de Constitution en cours d’élaboration. Le PRA, à l’issue de ce congrès de Cotonou, se détermine pour « l’indépendance immédiate dans le cadre d’une Nation Fédérale Africaine » et propose « la négociation avec la France d’une confédération multinationale de peuples libres et égaux ». Djibo Bakary chef du Parti Sawaba du Niger est élu Secrétaire général du PRA.

Le Général de Gaulle, arrivé au pouvoir à la suite des évènements d’Alger du 13 mai 1958, entreprit, non seulement de régler le différend franco-français sur l’Algérie, mais également d’établir de nouveaux rapports entre la France et son empire colonial. Une nouvelle Constitution devait donc être soumise par Référendum au Peuple français, et aux diverses entités coloniales nées de la Loi Cadre, étant entendu que pour ces dernières, leur réponse positive ou négative déterminerait leur avenir : un statut d’Etats autonomes au sein d’une « Communauté française » leur était proposé. C’est pour faire accepter ce statut que le Général de Gaulle entreprit sa tournée africaine. L’illustre hôte ne pensait rencontrer aucune difficulté particulière. De fait, dans ses escales avant la Guinée, les résultats obtenus étaient satisfaisants. Mais à la fin de cette tournée, aux deux dernières étapes, à Conakry et à Dakar, les choses se gâtèrent.

Un Référendum, c’est quoi ?

Lorsque, à la Diète fédérale, les délégués des Cantons suisses étaient invités à se prononcer sur des affaires autour desquelles ils n’avaient pas reçu d’instructions, ils votaient sous réserve d’en référer à leurs mandants auxquels le dernier mot devait revenir en toute liberté. En agissant ainsi, les délégués votaient ad referendum.

Le droit suisse a légué au droit français le terme de référendum. Ce mot dont s’est enrichi le notionnel juridique désigne une votation populaire où l’électeur opine par oui ou par non sur la ou les questions qui lui sont posées.

Dans un argumentaire juridique très relevé, Me Valdiodio Ndiaye a campé le débat sur le principe du référendum et de la participation des populations d’Outre – Mer en disant que « le moment est donc venu pour le Gouvernement de la République de préciser la composition du corps électoral qui sera appelé à se prononcer sur les réformes constitutionnelles en gestation ». Il ajoute « le Comité directeur du PRA, dans sa résolution du 12 juin 1958, demande au Gouvernement de la République de soumettre la future Constitution au référendum des peuples d’Outre – Mer ».

« Aborder le problème qui nous préoccupe sur le plan purement juridique, n’est pas encourir le reproche de se livrer à un examen cortical alors qu’un examen viscéral permet de découvrir sous l’écorce du juridisme la peur, la grande peur de voir la participation des indigènes d’Outre – Mer à quelque référendum que ce soit, aboutir à la ratification ou au rejet du projet constitutionnel par une majorité d’électeurs métropolitains ?

« Nous ne voulons pas être colonisés par nos colonies » disait Edouard Herriot. Que la France métropolitaine se rassure ! Le processus de décolonisation ne débouche pas dans la colonisation mais dans un concert de peuples libres, égaux et fraternels.

Tous les peuples appelés à former la future Communauté voteront dans un même sens si le projet constitutionnel que prépare le Gouvernement français consacre la personnalité de chacun d’eux et étend à tous la liberté d’association ».

Le 29 Juillet 1958, le texte de l’avant-projet de constitution est rendu public et soumis au Comité Consultatif Constitutionnel composé de 39 membres dont Léopold Sédar Senghor et Lamine Guèye (Sénégal), Gabriel Lisette (Tchad) et Philibert Tsiranana (Madagascar). Au sein du Comité est institué un groupe de travail chargé des problèmes de l’Outre-mer. Deux thèses s’opposent au Comité Consultatif. D’un côté, les fédéralistes tels Houphouët Boigny et Lisette prônent une fédération des Etats autonomes avec la France. De l’autre, les tenants de la Confédération tels Senghor et Lamine Guèye sont favorables au maintien des groupes de territoires qui formeraient une confédération avec la France.

C’est alors que le général de Gaulle, le 8 Août 1958, se rend devant le Comité Consultatif Constitutionnel, pour préciser le point de vue du gouvernement français. Pour la France, tout territoire qui rejette la Constitution sera en état de sécession et cessera de bénéficier de son aide. Par contre elle constituera « un ensemble commun » avec les territoires qui l’accepteront.
Une semaine plus tard, l’avis du Comité Consultatif est porté à la connaissance du gouvernement français. Le Comité, n’étant pas arrivé à accorder les points de vue « entre les tenants de la fédération » et les partisans de la « confédération », opte en effet pour un mot proposé par Philibert Tsiranana : « La Communauté ».

Le Général de Gaulle décide alors de se rendre en Afrique pour expliquer aux populations les enjeux de la Communauté et s’informer de leur point de vue. Il se rend respectivement à Fort-Lamy (Ndjaména actuel), les 20 et 21 Août, à Tananarive (Antananarivo actuel) du 21 au 23 Août, à Brazzaville les 23 et 24 Août, à Abidjan les 24 et 25 Août, à Conakry le 26 Août, à Dakar les 26 et 27 Août.

En Guinée, après un accueil qui paraissait triomphal, le Vice-président du Conseil, Sékou Touré, dont le Parti, le Parti Démocratique de Guinée (section RDA) dominait largement la vie nationale, parlant au nom du Peuple de Guinée mobilisé indiqua, avec calme et dignité, que son pays donnerait une réponse négative au Référendum du 28 septembre, en vue d’accéder directement à la souveraineté internationale.

Contenant sa déception et sa colère, le Général de Gaulle prit acte de cette réponse que, très probablement l’écrasante majorité des Guinéens allait suivre. Mais il est bien évident qu’alors la séparation ne se ferait pas dans l’amitié.

L’accueil du Mardi 26 août 1958 à Dakar

A la veille de l’arrivée du Général de Gaulle, le Conseil de Gouvernement du Sénégal fit publier le 25 août 1958 la déclaration suivante :

« Dakar va recevoir, le mardi 26 août, la visite du Chef du Gouvernement de la République Française, le Général de Gaulle.

Il n’est un secret pour personne que cette visite ouvre, en fait, sinon en droit, la campagne de propagande en vue du référendum constitutionnel du 28 septembre. A cet égard, et s’agissant plus particulièrement des options qui seront offertes aux peuples d’Afrique noire, le Conseil de gouvernement du Sénégal ne peut que rappeler le choix que le Sénégal a déjà fait et dont ses élus ont été les interprètes. Par des vœux unanimes, le Conseil de gouvernement et l’Assemblée territoriale du Sénégal, expressions authentiques de la volonté populaire ne se sont jamais lassés d’exposer les grandes lignes et les détails des réformes qu’ils jugeaient immédiatement nécessaires. Leurs revendications essentielles, qui appelaient des solutions urgentes, n’ont alors reçu aucune réponse. Plus récemment, dans la conjoncture nouvelle née du silence opposé à nos appels et des changements survenus en France, le Congrès de Cotonou a défini le programme et la doctrine du Parti du Regroupement Africain auquel appartiennent tous les parlementaires du Sénégal, tous les Conseillers de l’Assemblée territoriale et tous les ministres du Conseil de Gouvernement. Il ne peut donc y avoir aucune équivoque. Notre politique est clairement définie. Elle s’exprime dans la formule « indépendance plus confédération ».

Ce point étant précisé, le Conseil de Gouvernement du Sénégal demande à tous les citoyens de garder leur calme, de faire preuve de sang-froid et de ne répondre à aucune provocation d’où qu’elle émane. Il compte sur le civisme et le sens politique dont le peuple sénégalais a toujours su faire preuve dans les circonstances difficiles pour que rien ne vienne troubler le séjour que le Président de Gaulle va faire à Dakar. C’est là, pour le Sénégal, et particulièrement pour Dakar, une question de dignité et une preuve de maturité que nous devons à nous-mêmes.

Le Général de Gaulle est le Chef du Gouvernement de la République française. A ce titre qui impose le respect, il ajoutera mardi, celui d’être notre hôte. Or l’hospitalité africaine est l’un des plus beaux fleurons des valeurs constitutives de notre patrimoine culturel. Ce patrimoine, nous en avons la charge. Au moment où nous décidons d’écrire nous-mêmes notre histoire, d’assurer nous-mêmes notre avenir, nous ne voulons pas qu’il soit profané par des manifestations discourtoises. C’est pourquoi, nous demandons aux Dakarois et à tous les Sénégalais qui seront à Dakar le 26 août, de réserver au Chef du Gouvernement de la République française et à sa suite un accueil empreint de dignité ».

Ce Communiqué du Conseil de gouvernement du Sénégal était véritablement de circonstance quand on sait qu’au Sénégal, dès que les propositions du projet de Constitution furent connues, une grande agitation s’empara de toutes les forces vives du pays : jeunes cadres, syndicats et partis politiques. La question débattue était le problème de «l’indépendance immédiate » ou de l’autonomie dans la Communauté avec, plus tard possibilité d’indépendance. A ceux qui pensaient plus prudent d’accepter les étapes, la jeunesse dans une quasi unanimité, notamment, les mouvements estudiantins de Dakar (Union Général des Etudiants d’Afrique Occidentale – UGEAO) et de l’Etranger (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France – FEANF), le Conseil de la Jeunesse du Sénégal (CJS), le Rassemblement de la Jeunesse Démocratique d’Afrique (RJDA), etc., de même que les syndicats, notamment la puissante Union Générale des Travailleurs d’Afrique Noire (UGTAN), enfin les jeunes cadres politiques du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) né en septembre 1957, de l’UPS, le Mouvement National des Femmes (MNF), tous ces jeunes cadres répondaient en des termes peu différents qu’il valait mieux souffrir dans la dignité que d’accepter l’esclavage dans l’opulence, et que la seule réponse digne de notre peuple est l’option pour « l’indépendance immédiate ».

Les porteurs de pancartes à l’accueil du Général de Gaulle le 26 août 1958 sur la Place Protêt (actuelle place de l’Indépendance) à Dakar.

Devant une telle attitude des forces vives du pays, le sommet de l’UPS, le Parti au Pouvoir, notamment ses deux premiers responsables Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, trouvèrent qu’il valait mieux ne pas se trouver en porte-à-faux avec leur peuple à cette dernière étape de la tournée africaine du Général de Gaulle, fixée pour le 26 août 1958. Ils s’absentèrent donc du Sénégal, laissant au Doyen Lamine Guèye et au jeune Ministre Valdiodio Ndiaye (35 ans), le soin d’accueillir nos hôtes dans les meilleures conditions et, au besoin d’arrondir les angles.

Or, cette absence eut pour effet de libérer complètement les jeunes, décidés à placer les responsables absents devant un fait accompli irréversible. L’accueil fut donc minutieusement pensé et réalisé. De nombreuses pancartes furent préparées réclamant la souveraineté internationale pour le Sénégal, avec des slogans comme « indépendance immédiate », « Diotsarew » pour l’UPS, « Momsarew » pour le PAI et accompagnés d’une agitation débordante que ne put contenir le service d’ordre, et aussi de cris qui ressemblaient à des menaces. C’est ce bruyant enthousiasme de jeunesse et la relative organisation que symbolisait cette forêt de pancartes brandies par-dessus les têtes et qui devait susciter le célèbre mouvement d’humeur de l’homme du 18 juin 1940, dont le paroxysme a été incarné par sa célèbre apostrophe à l’endroit « des porteurs de pancartes ».

 

Prochain

V-Valdiodio, l’homme du 26 août