Tchekhov : Mille sots pour un esprit éclairé
Théâtre : “La cerisaie” d’Anton Tchekhov
Mille sots pour chaque esprit éclairé et mille paroles grossières pour chaque mot conscient
Ne serions-nous pas au Sénégal dans la perspective décrite par Tchekhov ?
Lorsqu’on a demandé à l’écrivain russe Anton Tchekhov quelle était la nature des sociétés défaillantes, il a répondu : “Dans les sociétés défaillantes, il y a mille sots pour chaque esprit éclairé et mille paroles grossières pour chaque mot conscient. La majorité reste toujours ignorante et l’homme raisonnable est constamment vaincu. Si vous voyez des sujets futiles dominer les discussions dans une société et les sots occuper le devant de la scène, alors vous êtes en présence d’une société très défaillante.”
“Par exemple, les chansons et les paroles vides de sens trouvent des millions de gens pour danser et les répéter, et le chanteur devient célèbre, connu et aimé. Au point que les gens prennent son avis sur les questions de la société et de la vie.”
“Quant aux écrivains et aux auteurs, personne ne les connaît et personne ne leur accorde de valeur ou de poids. La plupart des gens aiment la futilité et l’anesthésie. Quelqu’un qui nous anesthésie pour nous éloigner de nos pensées, et quelqu’un qui nous fait rire avec des futilités, est meilleur que quelqu’un qui nous réveille à la réalité et nous fait mal en disant la vérité. C’est pourquoi la démocratie ne convient pas aux sociétés ignorantes, car c’est la majorité ignorante qui décidera de votre destin.”___Facebook/
Je me souviens d’une pièce de théâtre d’Anton Tchekhov : La cerisaie. Nous l’avions au programme en classe de mathématiques supérieures. Les propos de cet écrivain russe sont d’une grande pertinence : les populations sans culture ou de très faible niveau culturel ne sont pas très différents des animaux car elles se battent, s’affrontent uniquement pour leurs besoins physiologiques. Les pauvres d’esprits et les huluberlus occupent le devant de la scène, passent leurs temps à tenir des propos oiseux et arrivent à couvrir les voix des sages. Ne serions-nous pas au Sénégal dans la perspective décrite par Tchekhov?
Le dernier ouvrage que j’ai eu au programme était la pièce de théâtre d’Anton Tchekhov, “La cerisaie”, lorsque j’étais en classe de Mathématiques supérieures. L’auteur, dans cet ouvrage, aborde de manière oblique, l’évolution de la société russe en pleine mutation qui voit les anciens maîtres dépossédés de leurs pouvoirs et avoirs et l’émergence de nouveaux riches qui sont totalement étrangers à la culture aristocratique. Les premiers restent toujours enfermés dans leur passé et les autres rappellent, en plus tragique, “Le Bourgeois gentilhomme” de Molière. Tout cela semblait annoncer l’orage de la révolution qui allait survenir en 1917.
J’aurais été plus à l’aise de parler des programmes de mathématiques et de physique, matières à propos desquelles les souvenirs sont plus vivaces et précis.
Quels sont les ouvrages qui étaient aux programmes des lycées dans les années soixante et soixante-dix ?
Je n’arrive pas à me souvenir de tous. Cependant, parmi ceux qui m’ont manqué, je peux citer “L’os de Mor Lam” de Birago Diop dont les talents de conteur et de poète sont difficilement égalables. Cet écrivain était peu connu peu en France mais je me souviens de l’émerveillement de mes interlocuteurs chaque fois que je leur déclamais quelques vers du “Chant des rameurs”.
Je me souviens également du “Misanthrope” de Jean-Baptiste Poquelin qui illustrait la fragilité humaine devant l’exigence de rigueur, de rectitude et de sincérité et l’irrationalité de l’amour.
Nous vient à l’esprit la remarquable pièce de théâtre de Pierre Corneille, “Britannicus” dont quelques vers furent exclus des présentations tellement ces propos tenus par Narcisse faisaient pleurer les audiences :
“Narcisse, la fortune t’appelle une seconde fois,
Narcisse, voudrais-tu résister à sa voix ?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
Et pour nous rendre heureux perdons les misérables.
“L’esprit des lois” de Montesquieu qui nous a permis de prendre la mesure de l’importance de la séparation des pouvoirs.
Rabelais, Ronsard, Voltaire, Victor, Senghor, Cheikh Hamidou Kane et bien d’autres perdus dans de lointains souvenirs étaient aussi aux programmes. Il s’y ajoutait les lectures des livres que nous recevions lors de la distribution des prix et qui furent des passerelles qui ont élargi notre culture littéraire.
Ababacar Sadikhe DIAGNE
Ancien élève des classes préparatoires aux Grandes écoles,
Ingénieur en Aéronautique civile diplômé de l’ENAC-Toulouse, France.
La Cerisaie
Tuer le vieux pour donner naissance au nouveau
Dans “La Cerisaie”, Tchekhov met magistralement en scène l’impuissance de toute une génération russe attachée avec nostalgie aux valeurs d’un monde révolu, impuissance ancestrale qui entraîne sa ruine. “La Cerisaie” et sa mention dans l’Encyclopédie selon les mots de Gaev, de même que plus prosaïquement l’armoire centenaire installée dans la chambre d’enfant du premier acte, représentent symboliquement l’immobilisme de toute cette partie de la société endormie sur ses prérogatives perdues.
Lioubov Andréevna qui concentre les regards de tous les personnages est la figure la plus emblématique de cet attachement stérile aux valeurs anciennes. Les propos tenus, les gestes accomplis et sa façon d’être montrent en effet qu’elle ignore complètement l’évolution qui a changé les conditions socio-économiques de la campagne russe à laquelle elle revient après un séjour de cinq ans passé en France. Comme la noblesse d’autrefois, elle gaspille l’argent sans en gagner et s’occupe presque exclusivement de sa vie sentimentale. Seul Lopakhine, issu du milieu paysan, semble avoir compris les changements qui se sont produits : il met en pratique les discours sur la nécessité de travailler prononcés dans les pièces précédentes et parvient ainsi à s’enrichir rapidement, ce qui lui permet d’acquérir in extremis la Cerisaie pour la faire abattre et transformer en terrains réservés aux estivants. Cette liquidation douloureuse oblige enfin les personnages à sortir de leur marasme existentiel et à commencer une nouvelle vie : tout le quatrième acte plonge l’ambiance dans l’entre-deux des adieux émouvants, pour les uns, et des attentes enthousiastes d’un nouveau départ, pour les autres.
Dans “La Cerisaie” de Tchekhov, un monde ancien se meurt donc pour qu’un nouveau puisse renaître de ses cendres.