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Passé-Présent: Un Jenny en Alpha

« Je voulais jouer du classique, et on me répondait : vous voulez rire, vous ne voyez pas une femme noire dire du Racine ou du Molière. »

Sa rencontre, en septembre 1956, avec Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Richard Wright et quelques autres lors du premier congrès des écrivains noirs, qui se tint à Paris, dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, semble se nourrir de la sève qui irradie tous les hommes de couleur de la période noire de la vie culturelle parisienne. Elle parlait souvent de la nécessité d’être « dans le courant » de la vie et des idées, se comparant à « un petit caillou qui, au fond, bouge lui aussi ».

Elle se partagera entre la chanson et le cinéma, sa couleur de peau l’ayant exclue du théâtre classique : « Je voulais jouer du classique, et on me répondait : vous voulez rire, vous ne voyez pas une femme noire dire du Racine ou du Molière. » Elle est un eu un mélange de Duke Ellington et de Joséphine Baker qu’elle a rencontrés et sa voix est assurément créole, culture quelle a défendue dans le prolongement de la Négritude.

Née en 1910 à Fort-de-France, comédienne et chanteuse, Jenny Alpha est morte centenaire à Paris après une carrière qu’elle a menée avec la passion d’une artiste convaincue.

Elles et ils viennent de partout, et surtout des anciennes colonies, des territoires ultramarins, des pays d’émigration (Belgique, Italie, Pologne, Espagne…) et de plus loin encore. Elles et ils ont fait et font notre histoire. Mais trop peu ont trouvé leur place dans la mémoire collective. Les figures de cette série sélective ont été choisies à partir du recueil « Portraits de France », réalisé sous la houlette des historiens Pascal Blanchard et Yvan Gastaut pour le ministère délégué à la Ville et à la Cohésion des territoires.
Une série à retrouver chaque jour dans l’Humanité.

Une petite place, dans le 15e arrondissement de Paris, porte son nom, une plaque boulonnée sur la façade du 39, rue de l’Abbé- Groult signale qu’elle y a vécu plus de trente-cinq années. Comme un minimum mémoriel. Le metteur en scène Daniel Mesguich, dans un documentaire réalisé en 2009 par Nathalie Glaudon, résume son sentiment : « Si elle avait été blanche, elle aurait été une grande star. »

Jenny Alpha avait la peau pigmentée d’une Martiniquaise, née à Fort-de-France le 22 avril 1910, et morte dans la capitale un siècle plus tard, le 8 septembre 2010. Elle a 19 ans quand elle débarque seule à Paris, avec le besoin vital de « faire du théâtre ».

Elle voulait jouer des classiques

Après le second conflit mondial et des années de vaches maigres, la voilà inscrite au conservatoire. En 1947, très belle jeune femme, elle est choisie comme modèle pour figurer sur un timbre postal. Mais les portes des salles de spectacle ne s’ouvrent toujours pas. « Je voulais jouer du classique, et on me répondait : vous voulez rire, vous ne voyez pas une femme noire dire du Racine ou du Molière. »

Ces propos violents n’ont cependant jamais effacé « la douceur et l’élégance de Jenny Alpha, qui n’a jamais pu trouver sa véritable place dans le paysage historique de la création », souligne Leïla Cukierman, qui l’a connue dans les dernières années de sa vie.

« Je voulais jouer du classique, et on me répondait : vous voulez rire, vous ne voyez pas une femme noire dire du Racine ou du Molière JENNY ALPHA

L’ancienne directrice du théâtre Antoine-Vitez d’Ivry-sur-Seine, et membre fondatrice de « Décolonisons les arts », poursuit : « Je me souviens d’une vieille dame très cultivée, malicieuse, avec une belle personnalité, des convictions établies, mais sans aigreur. » Souvenir partagé par la chanteuse et comédienne Mariann Mathéus, qui insiste « sur son amour du théâtre et les difficultés qu’elle a dû affronter sans être souvent reconnue à sa juste valeur ».

Les rôles s’enchaînent, vaille que vaille

C’est au cabaret que débute Jenny Alpha. À la Canne à Sucre, quartier Montparnasse, avec des chansons créoles. Puis elle enchaîne les tournées dans les casinos, avec un orchestre réunissant des musiciens blancs et d’autres noirs, les Pirates du rythme. Enfin, le rideau se lève. Et les rôles s’enchaînent, vaille que vaille. « Elle disait : “J’ai zigzagué” », se souvient Mariann Mathéus. En 1958, les Nègres, de Jean Genet, dans la mise en scène de Roger Blin, sonnent enfin comme un vrai grand départ. Plus tard, d’octobre 1984 à mai 1989, c’est une tournée à succès avec Folie ordinaire d’une fille de Cham, de Julius-Amédée Laou, et une mise en scène de Mesguich.

* Je n’ai jamais accepté d’être confinée dans des rôles et des emplois de femmes noires, j’ai toujours revendiqué de pouvoir tout jouer. JENNY ALPHA

Jenny Alpha retourne enfin, avec la troupe, en Martinique et en Guadeloupe, où elle renoue avec sa famille. On la voit aussi au cinéma et dans quelques téléfilms, mais « je n’ai jamais accepté d’être confinée dans des rôles et des emplois de femmes noires, j’ai toujours revendiqué de pouvoir tout jouer ». Elle a aussi enregistré des disques, dont le dernier sort en 2008 ; elle avait alors 98 ans. « Je marche mal, je suis vieille, mais si je montais sur une scène, je bondirais encore. De toute façon, sur la scène, tu n’es plus toi, tu es le personnage, sinon tu es foutue », s’amusait-elle, sans dissimuler ses regrets. Jenny Alpha a aussi fréquenté les artistes « de la cause créole ».

Le 15 juin 2013, la place Jenny-Alpha est inaugurée dans le 15e arrondissement de Paris. Peu de temps auparavant le même jour, une plaque commémorative avait été dévoilée sur la façade de l’immeuble du 39 rue de l’Abbé-Groult, où elle a vécu plus de 37 ans.

Dimanche 1 Août 2021

Gérald Rossi, L’Humanité

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