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Passé-présent Livre-Armelle Mabon : Les prisonniers de guerre “indigènes”. Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010, 297 p.

Les Allemands n’ont pas pardonné l’occupation de leur territoire par les « Indigènes ».

Les prisonniers de guerre indigènes firent massacrés par une Allemagne qui n’a jamais digéré la « honte noire », l’occupation, en 1919, de la rive gauche du Rhin par les troupes indigènes. Un livre raconte le sort de quelque 70.000 d’entre eux, dont les futurs massacrés de Thiaroye.

L’histoire de ce livre commence en 1987, lorsque Jeanne Auvray-Rocher, qui fut assistante sociale au service social colonial de Bordeaux pendant la Seconde guerre mondiale, lègue ses archives à Armelle Mabon. Celle-ci y découvre le destin de ceux qui furent « oubliés et trahis » (1) : les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains, dont la captivité se déroula principalement dans des frontstalags répartis sur le territoire métropolitain.

Avec ce livre, en conjuguant témoignages et documents d’archives, Armelle Mabon retrace, depuis la fin des hostilités jusqu’à leur rapatriement, le destin de quelques 70.000 prisonniers « indigènes », originaires de l’Algérie, alors département français, des protectorats de Tunisie ou du Maroc, des colonies d’Afrique noire, de l’Indochine, de Madagascar ou de colonies plus anciennes (les actuels départements et territoires d’Outre-mer).

Le principal mérite du travail d’Armelle Mabon, en s’intéressant aux prisonniers de guerre « indigènes », jusqu’alors ignorés des historien-ne-s, est de fournir une solide et précieuse description de leurs conditions de captivité dans les frontstalags. L’auteure retrace leur vie quotidienne et les formes de solidarité et d’assistance, y compris les soutiens intellectuels et spirituels dont ils bénéficièrent. Elle montre les difficultés pour les prisonniers « indigènes » d’échapper à leur sort : leur évasion ou leur obtention d’un rapatriement sanitaire était rarement synonyme de leur retour au pays, en raison du ralliement de certains territoires à De Gaulle ou faute de moyens financiers. Mais l’auteure décrit également le destin collectif des prisonniers « indigènes », depuis les massacres (2) dont ils furent victimes par les troupes nazies (lors de la fin des hostilités en 1940) jusqu’à la libération des frontstalags, aux conditions difficiles de leur retour et à la construction de leur oubli.

Prisonniers en noir et blanc

Alors que les prisonniers de guerre blancs furent envoyés en Allemagne, les prisonniers « indigènes » furent enfermés dans des frontstalags implantés en métropole. Armelle Mabon analyse cette différence de traitement comme le résultat de ce qui a été appelé en Allemagne la « honte noire » (3), c’est-à-dire l’occupation, en 1919, de la rive gauche du Rhin par les troupes coloniales noires. L’auteure montre également comment les propagandes nazies et françaises se sont emparées de ces prisonniers « indigènes », notamment en les obligeant à jouer dans des films. La propagande nazie a tout particulièrement utilisé des prisonniers noirs, dans des mises en scènes dégradantes de leur capture, à travers des images destinées à humilier la France. Mais les prisonniers « indigènes » ont servi autant à promouvoir les principes de la Révolution nationale et à contrer l’influence gaulliste et communiste qu’à contrer une propagande allemande jugée dangereuse car « anti-française » et surtout anticoloniale, appelant à la révolte contre le « joug colonial français » dans la perspective d’une Eurafrique future.

L’exploration par Armelle Mabon des relations entre les prisonniers « indigènes » et les métropolitains ouvre d’intéressantes perspectives. L’implantation en métropole des frontstalags les a favorisés et, si la défiance n’a pas été absente, la chercheuse décrit également les formes diverses des solidarités locales. Elle évoque notamment la façon dont de nombreuses assistantes sociales-dont l’engagement fut dénigré à la Libération-ont transgressé les lois vichystes en se servant de leur institution comme bouclier. Elles ont ainsi contribué, de multiples façons, à la Résistance en aidant des prisonniers de s’évader puis à rejoindre les maquis ou la zone Sud.

Armelle Mabon consacre d’intéressants développements aux « marraines », ces femmes et jeunes filles que les prisonniers appelaient parfois « maman », mais avec qui aussi-comme du reste avec les assistantes sociales-certains nouèrent des relations amoureuses. Le « marrainage » est décrit sous ses divers aspects, qu’il ait été synonyme, pour les « indigènes », de leur apprentissage du français et de leur évangélisation, d’amours réprouvées socialement, ou d’un engagement dans la Résistance. En effet, nombre de marraines appartenaient à l’Union Nationale des Combattants Coloniaux (UNCC) de Paul Hauet, dans laquelle était notamment impliquée Germaine Tillion.

Après la Libération, à leur retour dans leur pays, les anciens prisonniers de guerre « indigènes » ont rarement été accueillis avec les honneurs. Pire, leur rapatriement a souvent été très tardif et surtout il est passé par un encasernement émaillé de nombreux incidents, comme ceux de Saint-Raphaël (19 août 1945) ou de Thiaroye (près de Dakar). La dramatique histoire de la « mutinerie de Thiaroye », à laquelle Armelle Mabon consacre un long développement, était surtout connue grâce au remarquable film Le Camp de Thiaroye (1988) de l’écrivain et cinéaste sénégalais Ousmane Sembène. Prétextant que les anciens prisonniers de guerre, qui demandaient d’obtenir leurs droits d’anciens prisonniers de guerre, se seraient mutinés, l’Armée française, en décembre 1944, tua 35 « tirailleurs sénégalais » et fit autant de blessés : 45 « mutins » furent incarcérés et condamnés, avant d’être finalement graciés en juin 1947. Or la propagande allemande, mais aussi l’« usage du vin et de la femme blanche », ont souvent été tenus moralement responsables de la « mutinerie de Thiaroye ».

Armelle Mabon rend compte de l’injustice et du mépris dont s’est rendu coupable l’État envers les prisonniers de guerre « indigènes ». Ceux qui sont aujourd’hui encore-après le succès populaire du film Indigènes (Bouchareb, 2006) et les déclarations d’intentions qu’il a suscitées-« oubliés de la République » (4) ont subi, avant même la fin des hostilités, de nombreuses formes de discrimination : du « blanchiment » de la l’Armée de libération (en particulier de la Division Leclerc avant sa libération de Paris) aux formes prises par la hantise du métissage (notamment les mesures contre les unions mixtes et la privation des pères « indigènes » de leurs droits paternels), on découvre non seulement le sort des enfants métis et le racisme dont ils furent victimes, mais aussi les prémices de la « construction de l’oubli » des « Indigènes».

Armelle Mabon, dans Prisonniers de guerre « indigènes », ne prétend pas épuiser le champ qu’elle explore. Si l’auteure esquisse des comparaisons entre la fin de la première et de la seconde guerre mondiale, elle évoque la nécessité de mieux saisir les conditions de rapatriement et d’accueil des anciens prisonniers de guerre « indigènes » afin de comprendre les effets de l’expérience collective de la guerre et de l’enfermement, notamment dans la construction de consciences politiques et de futurs engagements dans les luttes de décolonisation. Il est tout aussi nécessaire que soit examiné, au-delà de la figure de Mamadou Addi Bâ (5)surnommé le « maquisard noir des Vosges », ou de l’histoire des 52 tirailleurs sénégalais qui se trouvaient dans le maquis du Vercors en juin 1944, le rôle des « Indigènes», et notamment des anciens prisonniers de guerre, dans la Résistance

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NOTES

1 Violaine Dejoie-Robin, Oubliés et trahis. Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains durant la Seconde Guerre mondiale, Grenade productions, 2003

2 Voir : Raffael Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2007

3 Voir : Jean-Yves Le Naour, La Honte noire. L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Paris, Hachette Littératures, 2003.

4 Nom d’un mouvement d’anciens prisonniers exigeant de ne plus avoir à quitter chaque année leur pays pour percevoir leurs pensions. http://oubliesdelarepublique.blogspot.com/

5 http://addiba.free.fr/index.html

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