Parution : Rouge mélodie de Baydallaye Kane
Notes de lecture-« Rouge Mélodie» de Baydallaye Kane-L’Harmattan 2021)
Ami, si tu tombes
En souvenir des chemins parcourus pour le bien-être universel, dans une Afrique fédérée et un monde plus juste. Un livre qu’il fallait écrire.
Par Omar Sougou
Saint-Louis
La note dédicatoire du roman « Rouge mélodie » de Baydallaye Kane à l’intention des camarades, compagnons de lutte et sympathisants, ainsi libellée : « En souvenir des chemins parcourus pour le bien-être universel, dans une Afrique fédérée et un monde plus juste » campe l’ambition de l’ouvrage, suggérée par son titre, pour le moins sibyllin de prime abord. Un livre qu’il fallait écrire. Un proche de l’auteur disait justement qu’il était nécessaire de retracer l’histoire du mouvement étudiant telle que l’a vécue la génération des années 80.
Un contexte d’ébullition politique et sociale, mais aussi de confrontation autant entre la gauche et le pouvoir qu’au sein de la gauche marxiste-léniniste, le tout se répercutant sur les organisations estudiantines. «Rouge mélodie » rend compte de l’atmosphère de l’époque en milieu militant étudiant où font rage les contradictions, débats et luttes d’orientation des organisations implantées, toutes impatientes de voir la fin du « statut provisoire » de l’Université. Assez loin d’eux les temps où l’Union des Etudiants de Dakar (l’UED), puissante organisation supranationale, à côté de l’Union démocratique des Etudiants sénégalais (UDES), avait voix au chapitre de 1966 jusqu’à la dissolution des deux Unions par le régime de Léopold Sédar Senghor en 1971. Les étudiants qui se veulent « rouges et experts », dans ce livre, désirent ardemment recréer ce schéma par la lutte pour la reconnaissance d’instances représentatives.
Ce roman allie analyse politique et esquisse de solutions par l’entremise d’étudiants sous l’encadrement discret d’aînés aguerris acquis à la cause révolutionnaire nationale et internationale. Dans une telle atmosphère, le narrateur s’évade en rêveries ou méditations qui ne sont autres que des contributions aux échanges parfois houleux autour de lui, sa voix multiforme s’élevant dans la polyphonie. Mélange peu congru de « folies grosses de sagesse », « Rouge mélodie » est susceptible de dérouter de par sa forme artistique en patchwork que cherche à unir une conscience vagabonde aux voix multiples. Cependant, le néo-historicisme qui le guide prête une certaine stabilité au texte.
Aussi dès l’incipit-Premiers mots d’un manuscrit, d’un ouvrage, Wikipedia—, le lecteur fait-il face à un cas d’évanouissement survenu en pleine réunion, suite à la fatigue chronique due aux rigueurs de la vie que partagent ces « esclave[s] d’une cause, celle des peuples, et celle de la justice et de la liberté » (Fanon cité dans les épigraphes). Cet état de veille et de mobilisation quasi-permanente pour la formation idéologique et l’activisme rythme le quotidien de ces jeunes qui se sacrifient pour une cause. Parmi eux, on note la présence de jeunes femmes de type nouveau, qui sont le fer de lance de leur cellule, qui en imposent de fort belle manière. Créations porteuses d’idées, tous les personnages distillent les théories ayant cours dans les milieux de la gauche, mais surtout au sein du mouvement dans lequel ils militent. Ils prônent l’avènement d’une université nationale démocratique et inclusive (UNDI), pour ne pas dire démocratique et populaire, dans le cadre de la RNDP (Révolution nationale démocratique et populaire), une phase de la stratégie de l’organisation-mère.
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La dernière de El Hadji Diagola
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A côté des emprunts onomastiques en hommage aux héros et héroïnes des luttes anticoloniales et anti-impérialistes et à maintes figures historiques de la résistance mondiale, l’accent mis sur la combativité des femmes est remarquable. Figures marquantes du roman, en elles se trouvent la détermination, l’esprit de leadership. Coach, du corps de laquelle sort « la rouge mélodie », par exemple, incarne à fois la beauté, la délicatesse, la finesse de l’analyse, la cohérence et l’engagement ; ses attributs élucident le titre du livre.
La Fabâ des rêves du narrateur a presque les mêmes attributs que Coach ; c’est elle-même qui révèle, à la fin du récit, que son bien-aimé était dans un état onirique pendant plus d’une heure. Une autre clef de l’énigme narratif, le récit n’est que songe rétrospectif, un prétexte pour revisiter la vie des militants, par devoir de mémoire, afin de rendre hommage à cette génération d’étudiants révolutionnaires. Ces jeunes théoriciens, comme le dit le narrateur, dont la « capacité de raisonnement était plus percutante que celle de certains intellectuels que nous entendons dans les médias faire des analyses pour le moins approximatives… Ces jeunes se nourrissaient de lectures d’écrits divers et de qualité, mais également de débats contradictoires de haut niveau » (p.50).
L’auteur, en littéraire averti, fait usage de techniques qui rendent son texte digeste. Le roman participe de l’historicité et de la métafiction. Il crée un narrateur anonyme, jusque tard dans le roman quand lui-même, ou un alter ego, se présente comme Diom Worma, en réponse à sa propre question : « Qui suis-je vraiment ? » (p.230). Il est témoin et acteur non verbal qui participe consciemment aux débats par l’artifice des escapades de l’esprit ou méditation. Un tel procédé lui permet de juger et de commenter, créant ainsi un rapport de complicité entre lui et les lecteurs, tandis que ses camarades ne l’entendent pas. Le gain méthodologique est double ici, son point de vue sur les questions de l’heure est connu, de même que les situations sont explicitées par ses soins.
Un autre choix narratologique consiste en l’insertion du comic relief, moment d’intervalle comique ; c’est-à-dire cet humour qui détend les militants soucieux de l’orthodoxie révolutionnaire en ces moments de réflexion rigoureuse et de tension due à la clandestinité de l’entreprise. En plus des traits d’esprit assez provocateurs et loin d’être niais d’Allende, l’espiègle du groupe, qui taquine ses camarades, les sorties anecdotiques du narrateur agrémentent la lecture, hors des salles de réunion. C’est le cas de l’anecdote à propos de l’ami qui, avec humour, avoue ses réticences et défaillances dans l’activité militante (exercice physique, distribution des tracts) ressentie comme une sorte de corvée. Bref, le tout s’inscrit dans le dessein de rendre le récit réaliste et de poser les problèmes de l’heure.
A un autre palier du récit intitulé « La voix de l’intrus », la voix du narrateur, témoin des joutes oratoires de ses camarades, se mue en celle d’un accusé, polyphonie obligeant. En effet, la descente des forces de l’ordre et de sécurité dans un campus, suivie d’une bavure policière, se solde par la transformation du témoin en détenu, plongé dans ses pensées en compagnie des poux et puces au fond d’une cellule. De telles combinaisons narratives charrient des réflexions ayant parfois l’allure de justifications, diatribes ou satire de personnes et pratiques sociales, ainsi que le montrent les subdivisions du Chapitre V qui clôt la partie politico-syndicale. Du point le plus élevé du pays, position hautement symbolique, le narrateur;, dans un état soporifique, entend les voix de l’Histoire : « La voix des martyrs, La voix du congrès, La voix de l’intrus ». La dernière de cette série polyphonique synthétisant les péripéties du récit, « La reine des voix », fuse en 7 « échos » ; elle est comme un constat, un verdict. L’Echo 5 note qu’une rouge génération a changé de couleur, a dégénéré. Toutefois, l’Echo 7 précise : Les autres sont restés rouges… Leurs tempes grisonnantes n’ont aucun effet sur leur détermination plusieurs fois décennale. Jusqu’au dernier souffle, ils lutteront pour la justice, l’équité et l’épanouissement de tous. Ils continueront à rêver d’une Fédération des Etats d’Afrique et d’une future fusion des nations. Avec foi et abnégation, ils apporteront leur modeste contribution pour qu’un jour plus ou moins lointain, le rêve devienne réalité. (p.238)
En dernier lieu, le narrateur surprend ses lecteurs en annexant l’analepse qui les plonge au royaume d’enfance. Avec ce retour en arrière, le récit se termine par là où tout a commencé : ce royaume qui se résume en évènements relatifs aux croyances et expériences sociales des gens du terroir, vus par l’enfant et racontés par un narrateur adulte, qui ne manque pas d’en juger. Nous voyons là une autre façon d’investir un niveau discursif autre que les chapitres précédents rivés dans le politique et le congrès tant préparé, et qui verra la réalisation du projet de recréer l’organisation syndicale estudiantine supranationale unitaire ajournée à cause des contradictions idéologiques. Toujours est-il que le narrateur soutient : L’Histoire retiendra que les ‘patriotes’ auront marqué de fort belle manière l’évolution du mouvement étudiant. Leur combat pour la levée du Statut provisoire imposa l’ouverture de négociations sérieuses qui aboutirent à l’abrogation des dispositions scélérates. (p.229)
Ce livre, Rouge mélodie de Baydallaye Kane, dans sa perspective testimoniale, ne se limite pas à une époque. Il présente un tableau quasi-exhaustif des préoccupations économiques, politiques, sociales et culturelles des entités en lutte contre les multinationales, l’impérialisme dans toute sa dimension. Il passe en revue les problèmes et urgences de l’heure, dont l’analyse débouche sur des propositions de solutions, qui sont à leur tour passées au crible. A cet égard, le roman a l’étoffe d’un programme de libération politique et sociale des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie des entraves de l’oppression impérialiste. N’eût-été la dextérité imaginative sous-tendant sa construction, il se confondrait, et à dessein, à un bilan des enjeux de tous ordres : auto-détermination, action militante, positionnement idéologique, dialectique de la lutte continentale et transcontinentale contre l’hégémonisme et le refus du diktat des soi-disant maîtres du monde. C’est là tout le sens du livre qui se présente comme des mémoires sous forme de fiction, avec une visée intentionnelle, et qui appelle une lecture spécifiquement politique.
Pr Omar SOUGOU
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