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Le Joola An XX : Dialogue avec mes trois filles disparues

L’excellente complainte de El Hadji Ibrahima Ndaw du 24 septembre 2020 a refait surface une semaine avant le XX ème l’anniversaire du naufrage du bateau « Le Joola ». Elle a ému encore plus cette année quand les lecteurs ont recherché cette prose émouvante.

Après s’être entretenu avec ses trois filles disparues mais toujours présentes, Ndaw avait chanté sa colère.
Cette année, alors que ses écrits de 2020 covidé font fureur, il psalmodie encore celles qui

Ont donné beaucoup de joie
Au crépuscule d’une vie désormais sans émoi.

ces trois petits cœur encore palpitants de vie.
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Le Joola An XX 

Dialogue avec mes trois filles

disparues dans le naufrage

Par El Hadji Ibrahima NDAW

Lisa Ndaw

Mes enfants,

Encore une année qui s’ajoute à la précédente, charriant des souvenirs qui ruissellent sur moi et renforcent mes sentiments d’inquiétude quant à notre capacité à comprendre que notre destin est l’affaire de tous et pas seulement de nos politiciens qui passent le plus clair de leur temps à batailler pour rien.

Au fur et à mesure que le temps s’égrène, me rapprochant de la date du 26 septembre, moment favori de nos échanges épistolaires, un grand trouble m’envahit, s’installe et me taraude l’esprit. Vous êtes parties, emportées par le vagissement d’une mer furieuse qui a eu raison d’un navire (le bateau Le Joola) traficoté donc funestement vulnérable.

Ce 26 septembre 2002, la brutalité et l’immensité de la tragédie ont bouleversé le monde et laissé des traces profondes dans les cœurs.

La douleur est immense et reste encore vivace dans nos esprits égarés (l’oubli est insupportable voire criminel). Depuis ce jour dans la profondeur des abysses, dans le repli des vagues agitées par une houle marine, tantôt furieuse tantôt ondulante, ma mémoire se glisse insidieusement, guettant des soupirs ou des pleurs surgis des entrailles de l’océan.

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Trois petits cœurs

Trois charmants petits cœurs
Livrant leurs secrets comme s’ouvrent les fleurs
Ont donné beaucoup de joie
Au crépuscule d’une vie désormais sans émoi.

Trois beaux petits cœurs
Chantant en chœur
M’ont bercé de leur jeunesse
Et je traversais le temps sans tristesse.

Trois petits cœurs mignons m’ont comblé d’espoir.
Avec eux j’ai partagé confidences et loisirs loin des déboires.
Trois petits cœurs vibrants et palpitants.
Sur mon sein endormis, bercés par un souffle fredonnant.

Trois petits cœurs complices de mes peines et joies
Par leurs souvenirs, sublimés, me jettent dans le désarroi
Nous avions le monde avec nous
Et sa farandole de visages aux sourires doux.

Nous nous abreuvions à toutes les sources vivifiantes
De notre univers coloré avec une vitalité débordante
Mais, dans les bras d’une mer criminelle ils se sont assoupis
Et des abîmes de ma douleur, l’océan s’est assouvi.

Mon esprit tourmenté ainsi que mon destin
Sombre dans un abîme sans fin
Mes trois petits cœurs s’en sont allés sans dire adieu
Mon cœur vacille et murmure ton nom, Ô mon Dieu !

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Vie et mort ! L’étrange et inévitable dualité qui se jouait sur l’onde, ce jour-là, avait anéanti ma volonté et libéré mes larmes. Je vous pleurerai toujours mes enfants, car la bêtise des hommes vous a soustraites à mes regards et gommé tous nos rêves d’espoir.

Emily Ndaw

Triste sort que celui de ce peuple naguère fier, et qui, en ce vingt-et-unième siècle, par une irresponsabilité inquiétante, a défiguré à jamais par ses sauvages empreintes l’histoire mondiale de la navigation maritime.

Partout ailleurs, chères enfants, les grands peuples savent honorer celles et ceux qui ont quitté ce monde par la bêtise de l’homme. Mais au Sénégal, en dehors du site du souvenir ouvert à toutes sortes de manifestations, nous manquons d’espace de recueillement en souvenir de nos naufragés. Un grand vide qui peine, depuis vingt ans aujourd’hui, à être comblé.

Marieme Ndaw

L’État promet fermement un Mémorial qui tarde à sortir de terre, alors que depuis 2015 la maquette, le budget et un comité de gestion existent déjà. L’aspect sécuritaire du “ commun vouloir de vie commune ’’, le maillon le plus important de la prévention pour tous, ne nous préoccupe pas de manière responsable. Pourtant, toutes les conditions sont réunies pour faire de cette date du 26 septembre un grand moment d’hommage à nos disparus et plaider pour un système de sécurité qui réprime fortement le désordre (un Pacte social consensuel pour la sécurité). Les accidents de la circulation, aussi nombreux qu’invraisemblables, causés parfois par des véhicules recouverts de grappes humaines, sous le regard de nos agents de sécurité, laissent pantois. Et dans les familles endeuillées, seul Dieu est pointé du doigt car, pour tous, tout a obéi à la ” volonté divine’’. Quand serons-nous véritablement responsables de nos actes ? Que couvent les promesses du Paradis et de l’Enfer si nous ne sommes pas responsables de ces actes ?
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Je hais…

Je hais cette lumière de vie fugitive
Qui caracole allègrement vers la cime de l’espoir
Offerte année après année comme un don du Ciel
Et que le Ciel, brutalement, soustrait à mon regard.

Je hais cette ambiance festive déversée
Autour du rafiot sous le son funèbre du tam-tam
Le rire perlé de l’enfant, candide, heureux et
Pressé de retrouver la chaleur de ses parents.

Je hais la naissance de l’aube pourpre
Une aube de sang, d’averses et de larmes mêlées
Aux cris de détresse des âmes enfermées
Dans leurs sommeils et leur enveloppe abyssale.

Je hais cette lancinante attente sur la berge
Le cou tristement tendu et le regard perdu au loin
Espérant des vagues qui murmurent à mes pieds
Un signe, une lueur qui ne viendront jamais.

Je hais de ne point savoir haïr
Sur le chemin de la vie parsemé d’énigme
La douleur, souvent grave insidieusement ses marques
Nous laissant pantelants sur le bord de la route
Adieu Marième, Adieu Lissa, Adieu Marie-Émilie
De Dieu je préserve précieusement ce qu’il m’offre de garder
Le souvenir inaltérable et embaumé de votre présence.

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Cette année encore, mes enfants, les mêmes batailles sont menées en France et au Sénégal, pour que le droit soit dit et les responsabilités situées et sanctionnées. Alors que les enquêtes effectuées ont révélé des carences à tous les niveaux, les justices française et sénégalaise referment le dossier et, dans un discours ésotérique, refusent de se prononcer sur le plus grand naufrage de tous les temps–près de 2000 morts-, plus que le célèbre Titanic ! Pays sous-développé, dossier sous-traité ! Il nous reste désormais, quant à nous, vos parents, deux combats à mener : celui contre l’impunité et celui contre l’oubli.

El Hadji Ibrahima NDAW
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