Enrebeusser ou embastiller ? Querelle de noblesse
UN COIN D’HISTOIRE LITTERAIRE :
LA QUERELLE DES MOTS NOBLES
Exubérance stylistique
et circonlocutions littéraires
De notre correspondant au Gabon
Enrebeusser ou embastiller ? Qu’est-ce qu’on en aurait dit des « Précieuses ridicules » ou des «Femmes savantes » de Molière ? Nous balançons en effet entre l’iconoclasme et l’humanisme, l’originalité et la grande verve. Et le vulgaire assimilé à la roture dont il faut se débarrasser. Alioune Seck de Bargny actuellement au Gabon y a réfléchi.
La fameuse querelle des mots nobles qui avait entraîné l’exclusion des mots frappés de roture avait durablement marqué la littérature française du XVIIème au XIXème siècle. Celle-ci était une tendance à l’exubérance stylistique par une inflation de circonlocutions littéraires, la recherche d’un vocabulaire abstrait et urbain reflétant une langue noble, celle de la cour et des milieux mondains.
Oui : la langue littéraire tributaire du classicisme a été fortement marquée par une hiérarchie pyramidale discriminant les mots. L’institution littéraire avait avalisé la supériorité des mots nobles sur celle des mots-clés roturiers. Il est clair qu’une telle entreprise est contraire au principe de la création d’une langue, car celle-ci doit nommer les choses matérielles et traduire les idées. Ce précipité véridique incompressible dans toute langue obligea ces puristes à faire preuve de créativité, pour contourner l’obstacle du vocabulaire concret ou des mots populaires. Lorsque l’obstacle était insurmontable ou coriace, on usait de plusieurs procédés de contournement, comme l’ennoblissement arbitraire du vocable, et de fait le mot devenait noble à l’exclusion des autres synonymes frappés de roture.
C’est ainsi que la génisse a pu paitre paisiblement dans la prairie classique interdite à la vache ; une autre astuce était, à défaut de l’emploi d’un mot noble, de procéder par métonymisation (principe de substitution du général au particulier ou du particulier au général (la synecdoque). Et l’hyperonymie fut privilégiée à la place de l’hyponymie qui donnait la chance à un mot roturier. Le bœuf, le mouton estampillés bêtes triviales deviennent pompeusement l’animal, le ruminant ou le quadripède, la table devient le meuble, le verre le cristal, le cochon le pourceau …
L’emploi de la périphrase a été un haut lieu de la manifestation du génie littéraire des écrivains du classicisme. Sous ce rapport “la poire” était devenue ” le long fruit d’or “, les fauteuils ” les commodités de la conversation “, les pieds ” les chers souffrants “… Cet épisode de la création littéraire française, malgré le sectarisme vis-à-vis des mots de formation ou d’emploi populaire, a eu le mérite de stimuler le génie sémantique de beaucoup d’écrivains. Nous avons eu droit aux plus belles périphrases de la littérature française, comme on peut le constater dans Phèdre baroquisant de Jean Racine, où la vague “tsunamisante” se déferlant se métamorphose dans les vers suivants :
[Cependant sur le dos de la plaine liquide
S’élève à gros bouillons une montagne humide. ]
“La vague se transforme en montagne humide ” et la mer en ” plaine liquide “. Le plus inspiré de ces périphraseurs, Delille, nomme ainsi le sucre ” Le miel américain Que du suc des roseaux exprima l’Africain …”. Enfin, si aucun de ces procédés n’arrive à vaincre la résistance du mot roturier, on cherche à ennoblir son sens brut en le ceignant d’un collier d’épithètes . Corneille nous légua ” Le tigre altéré de sang” et Racine ” le dragon impétueux“.
Cette théâtralisation littéraire manichéiste, consacrant une hiérarchisation stylistique qui, il faut le reconnaître, est une perspective duelle, donc esthétique et politique, sera remise en cause par Victor Hugo. Entre le classicisme et le romantisme, il y’a eu des révolutions, 1789, 1792,1830, 1848 .Et celles-ci ont fécondé de nouvelles réalités socio-politiques, ce qui a montré que l’esthétique classique correspond aux sociétés monarchiques et l’esthétique romantique aux sociétés post-révolutionnaires. En effet, Victor Hugo a toujours allié combat politique et création littéraire, il s’était exilé dans les îles anglo-normandes de Jersey et de Guernesey après avoir combattu Napoléon III devenu empereur à la suite du coup d’Etat de 1851.
Son œuvre transpire abondamment de séquences thématiques inspirées quelquefois de sa vie privée, comme dans le poème ” Demain dès l’aube “, qui exprime un chagrin de deuil, mais pour l’essentiel l’histoire sociale, politique et économique reste sa muse. “Les Misérables” demeure un monument narratif, un exemple de roman historique et réaliste témoignant sur les inégalités sociales et économiques de la France du XIXème siècle. L’écriture littéraire, chez Hugo, s’éclaire sous la lumière de l’idéologie de l’esprit de la République, de l’émergence d’un optimisme libéral qui symbolise une vision positive de l’histoire des Français. Les mots ne sont plus donc considérés comme des signes arbitraires, le fond doit inspirer la forme ,ils doivent exprimer un enjeu politique et culturel. C’est ainsi que Victor Hugo prit la tête de ce bataillon à l’assaut de la forteresse classique. Le romantisme hugolien s’annonce sous les auspices de la dissidence littéraire contre l’institution littéraire classique qui a survécu à la fin de monarchie. C’est le temps de la révolte esthétique la plus mémorable de la littérature française ; Victor Hugo la célébra dans ces vers immortels du poème “Réponse à un acte d’accusation” :
[ Je fis souffler un vent révolutionnaire…
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs
J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier d’épithètes ;
Dans l’herbe, à l’ombre d’un hallier,
Je fis fraterniser la vache et la génisse…
Jean l’ânier épouse la bergère Myrtil.
On entendit un roi dire : “Quelle heure est-il ?”
Je massacrai l’albâtre, et la neige, et l’ivoire…
J’ai dit à la narine : ” Eh! mais, tu n’es qu’un nez!”
J’ai dit au long fruit d’or : “Mais tu n’es qu’une poire!..”
J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose…
Et je n’ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mal délivre la pensée…
Alioune SECK Bargny