31 Décembre 1980 : L’Éditorial de Bara Diouf
ÉDITORIAL
Le Soleil No 3.210 des mercredi 31 décembre 1980 et jeudi Premier janvier 1981.
La manchette (« Bonne année, M. le président »), en lettres capitales, était prudente : s’adressait-elle à Senghor qui partait, ou à Abdou Diouf, qui arrivait ? C’était la toute première alternance au Sénégal. Historique !!!
Comme l’albatros…
Par Bara DIOUF
CURIEUX, comme le temps, lui aussi, était de la partie ! Ciel couvert, gris-même. Ambiance mélancolique de journée d’automne. Un air de tristesse flotte sur la ville. De la surprise, à la consternation, de la consternation à la résignation, au fil des semaines et des jours, les Sénégalais ont connu tous les états d’âme.
Sans doute, un sentiment de frustration et de vide habite-t-il les cœurs.
On ne se sépare pas, aussi facilement, de ce que l’on a profondément aimé.
Pourquoi avoir choisi ce jour et ce moment, pour rompre les amarres et prendre le large, vers d’autres horizons ? Pourquoi nous avoir si habilement installés dans l’insouciance et la sécurité, si au bout de l’aventure, était déjà la rupture ?
Sans doute, nous faut-il apprendre à être majeurs, à voler de nos propres ailes, à être à notre tour, des caріtaines ! Mais pourquoi aujourd’hui et pas demain ? Au village, quand un vieillard s’éteint la nuit, après nous avoir, toute la journée, entretenu dans l’illusion de l’éternité, les sages disent qu’il a trompé son monde… pour mieux partir.
Si Senghor est homme de conscience et de devoir, il est aussi fondamentalement un homme de liberté. Nous voulons dire un créateur, un homme qui se remet en question, dès qu’est acquis le sentiment du devoir accompli. À de Gaulle, qui l’interrogeait un jour, sur son non conformisme -intellectuel, politique, culturel même- complice, il répondit, avec une égale franchise, qu’il se sentait un léger penchant pou l’hérésie. Entendez pour le perpétuel recommencement d’une œuvre jamais finie, toujours à parfaire et à renouveler.
De nous tous, peut-être Abdou Diouf, vous aura mieux compris. «Vous voilà rendu à vous-même…, au meilleur de vous-même au royaume de la parole dont vous avez été sacré prince » a-t-il dit de vous, en vous présentant ses vœux.
De fait, vous êtes comme l’albatros de Baudelaire, sur le pont du navire. Votre univers, ce sont les grands
espaces, à la mesure de votre génie et de votre universalité. Nous avons, égoïstement, trop abusé de vous en vous maintenant à des tâches de gestion quotidienne, en vous enserrant dans les frontières d’un ghetto politique, à la limite stérilisant, alors que vous êtes vie et pensée en action.
N’avez-vous dit un jour, que s’il vous fallait choisir dans votre œuvre, vous choisiriez votre œuvre poétique ? Non que vous dédaigniez la politique, ce terrain où vous êtes venu atterrir sans le vouloir, ou l’avoir cherché vraiment !
Vous avez montré, pendant trente cinq années d’un combat de géant, que vous êtes un politique, sachant mettre votre imagination, et votre talent, au service de votre peuple et de votre patrie.
Vous avez rompu les chaînes de la servitude, redonné à l’homme noir foi en sa destinée, hissé votre pays au rang des nations souveraines, et cela, oh !miracle, sans effusion de sang, ni rupture profonde avec l’ancien colonisateur. Mieux, vous avez réussi à en faire un ami. Imagine-t-on, comme le suggérait Stanislas Adotévi, Senghor homme politique, au lieu du Sénégal, à la tête d’une nation comme le Nigéria? Le destin du continent en aurait été modifié !
Mais vous n’êtes pas que cela. Vous êtes même plus que cela. Et c’est à votre nature profonde qu’on vous restitue. Si la cérémonie de présentation des vœux a revêtu, cette année, ce caractère de solennité et de tristesse mêlées, c’est au fond parce que nous vous aimons et que nous souhaiterions vous garder toujours pour notre usage exclusif.
L’égoïsme, n’est-il pas le propre de l’homme ?
Mais nous savons bien que vous pouvez partir, mission accomplie, avec l’assurance que votre œuvre sera pérenne et que votre enseignement a été utile. C’est ce que le Sénégal a voulu vous dire, avec des mots maladroits certes, mais combien frémissants de reconnaissance et de profonde gratitude. Une manière, comme une autre, de vous dire merci.