GMT Pile à l'heure

La Ligne du Devoir

Post-Mortem : Comment Je Suis Mort

Article posthume 

Comment je suis mort

La chronique de notre
correspondant en France

Avant que je ne meure, j’eus en mémoire l’opportunité d’avoir des échos concernant une embarcation qui devait quitter les rives de « Ndiogokhane » pour traverser l’Atlantique, afin d’accoster sur les côtes espagnoles les plus proches, particulièrement à Bilbao.
Ceux avec qui je discutais du voyage avaient la plupart essayé précédemment une traversée mais ils ont été tous refoulés, sauf quelques chanceux qui sont passés entre les mailles du filet des autorités espagnoles, sans compter les disparus.
La police espagnole, en connivence avec les autorités de nos services de sécurité sénégalais appuyés par d’autres pouvoirs européens, a déjoué beaucoup de départs venant des côtes ouest-africaines.
« Mame Soona » était la pirogue fétiche qui devait aider à traverser le grand bleu. Le féticheur payé gracieusement par nos soins avait menti sur le voyage sain et sauf des émigrants. Il avait oublié que la mer n’avait pas de branches. Nous formions déjà un nombre de trente écervelés, et devions atteindre un maximum de soixante candidats pour entamer ce voyage sans retour.
Nous faisons cap sur les Îles Canaries. La première ville portuaire industrielle du nord de l’Espagne devait être entourée de vertes montagnes comme indiqué sur la carte maritime. Bilbao est la capitale de facto du Pays basque, et son centre-ville regorge de gratte-ciels. Voilà une ville moderne et dynamique avec ses délicieux bars et sa vie nocturne très animée nous attirait.
Tronquer nos nuits africaines paisibles où nous buvions du thé presque toute la nuit sous un clair de lune, ne ressemblait en rien avec les lumineux tabacs au café onctueux et la beauté de l’illusion des lampadaires dans les grandes avenues que nous rêvions d’atteindre toutes les nuits avant notre départ.
Mon voyage posthume commença une nuit. Cette nuit-là, vers deux heures du matin, après d’interminables coups de téléphone et de préparatifs à la cachette, nous embarquâmes tranquillement vers l’inconnu. Il n’y eut aucun absent et la pirogue était pleine.
Le « Touky Téky » qui littéralement voulait dire « Voyager et Réussir » était en plein essor. Ce concept devenu un phénomène nouvellement conçu semble laisser place au « Dém Diik » c’est-à-dire « Partir pour Périr ». C’est au troisième jour de navigation que nous eûmes les pires déboires de notre vie.
Vint un jour de la semaine. Au petit matin, nous étions tous affamés et fatigués, notre embarcation chavirait doucement sous la houle, le vent et la pluie. Notre sommeil s’envola d’un coup devant ce trépas inattendu. La mort ne venait pas d’un coup. Elle semblait nous accompagner chaque minute, chaque seconde.
Des cris fusèrent de partout. C’est en ce moment précis que mon rêve de la veille sur les côtes européennes se transforma en un sinistre cauchemar. Je revis ma famille, mon quartier, mon thé et ma tranquillité qui valurent de l’or. Mon naufrage à titre posthume commença.
De l’eau, des vagues et des écumes dans un univers d’océan salé, prête à nous avaler, emplissait le décor. Des sueurs froides saturaient tout mon être. Ma peur fut extrême. À la limite de l’atrocité, mes jambes flagornèrent épouvantablement.
Dans l’eau froide, j’eus aussitôt le regret amer de m’être aventuré dans un guêpier indescriptible. Tout mon corps était comprimé sous des tonnes de poids, brisant toutes mes forces et toutes mes énergies.
Puis, je découvris dans un ultime effort le fond abyssal et atteignis les anémones de mer qui me raidirent d’effroi.
Le monde des bas-fonds que je voyais pour la première fois était atroce et sinistre, alors que je continuais de suffoquer horriblement. Des visages hideux dans l’ombre passèrent devant moi, inertes, dans une pénombre parsemée d’éclaircis et de lueurs multicolores.
Dans un dernier effort et ne pouvant plus retenir mon souffle, je respirais l’asphyxiant qui, comme un sabre acéré, me fendit le crâne et explosa tout mon être, séparant mon âme de mon corps.
… Puis, ce fut la fin de tous mes souvenirs telluriques enfouis dans le néant de l’au-delà.

 

Tidiane SÈNE,
Toulouse