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Le Joola : C’est amer… ‘’L’effet mer’’

C’est amer… ‘’L’effet mer’’

Le goût de l’eau qu‘on boit est amer. Le goût des aliments qu’on ingurgite est amer. La vie elle-même que l’on s’efforce de rendre agréable en famille ou en société présente souvent des relents d’amertume. Qu’on l’appelle spleen, qu’on l’appelle autrement, ce sentiment est si profondément ancré chez les âmes sensibles qu’il les plonge souvent dans un état de désarroi total. Cette sensation peut avoir des origines diverses, lointaines ou récentes. Elle peut résulter du souvenir d’une perte cruelle qu’un écart de langage réveille douloureusement. Elle ne peut être atténuée que si la personne qui la ressent est placée dans des conditions telles qu’elle puisse accepter son état, afin de mieux supporter son passage à vide. C’est en général ainsi que l’on procède dans la société africaine, particulièrement dans la société sénégalaise. ‘’L’homme est le remède de l’homme’ “, dit l’adage de mon pays. Cela se vérifie à tout instant, à chaque étape de la vie, quelle que soit la situation de l’individu, de la naissance aux portes des cimetières, même ” pluriels ’’.

Le premier cercle de réconfort commence par la famille, ensuite viennent les voisins, les amis et les parents proches ou éloignés. Aucune douleur ne s’éteint définitivement ; on la porte toujours en soi. On feint de l’oublier mais elle est à chaque fois, présente, enfouie quelque part. Il suffit souvent d’un mot, d’un geste pour qu’elle vous éclabousse ou vous noie.

Ce sont ces moments de la vie que l’on doit redouter le plus au monde. Il arrive qu’au détour d’un chemin, un parent ou un ami rencontré vous entretienne pendant de longues minutes de ses relations avec ceux qui sont partis pour toujours. Cette évocation, empreinte de chagrin, vous replace dans un contexte qui semblait détaché de votre existence actuelle. Alors affluent les souvenirs douloureux d’une vie écorchée et meurtrie.

Et vous vous demandez tout naturellement comment en est-on arrivé là. Des générations entières sacrifiées à l’aune d’une négligence coupable. Quel chef de famille ne s’est-il pas dit à un moment donné :  ” Si je savais, ils ne seraient pas de ce voyage’’ ?.

Le psychiatre, devant l’expression de grand trouble de chaque parent de victime, a eu souvent ces mots, pour soulager et apporter un réconfort, fort éphémère : ” Vous n’êtes en rien responsable de ce qui vient d’arriver. Il ne faut pas culpabiliser..’’ En réalité la douleur, que le dictionnaire définit comme ” un effet psychologique pénible des peines de l’esprit et du cœur’’, ne finissait pas, pour tous ces malheureux parents, de leur lacérer les entrailles et de leur faire passer des nuits cauchemardesques.

Parfois, c’est une famille, repliée sur elle-même, qui vit les jours noirs d’une absence de bras valides qui pourvoyaient à ses besoins et lui apportaient un peu de joie. Ni l’indemnisation reçue dans un environnement familial précaire, ni la bâtisse inachevée, parce qu’une bonne partie de l’argent destiné à sa construction avait servi à soulager parents et amis, ne peuvent réussir à la consoler.

C’est aussi la veuve éplorée, entourée de sa nombreuse progéniture, qui traîne son ombre, accablée par un destin qu’elle n‘a pas choisi.

Aujourd’hui, pour ma part, des années après, il n’y a pas un seul jour qui ne déverse sur moi son lot de souvenirs. J’ai vécu avec mes enfants des bonheurs inoubliables au crépuscule de mon existence. Je jouissais du temps de leur présence. Puis un beau jour, un jour sombre, leurs regards juvéniles, tendres et pleins d’amour se sont fermés à jamais dans les abysses de la Bêtise des hommes.

Ces moments pénibles, ainsi que l’existence de tous ces êtres qui souffrent en silence, me fortifient dans la conviction que le cycle de vie peut être perturbé à tout moment et souvent de manière brutale et irréversible. Pendant que je ressasse ces paroles, je revois ma vie qui a été ballotée puis emportée dans les tourbillons de ” l’effet mer’’. Et par moments me reviennent à l’esprit ces vers de Baudelaire,  ” le vagabond sublime’’ ainsi que le nomme Makhily Gassama :

” Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte

Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité

Cherchent à qui saura lui tirer une plainte

Et font sur lui l’essai de leur férocité ’’.

L’homme est quelquefois féroce envers son prochain. Il peut aussi être à l’origine de décisions qui portent préjudice à la société. “ Il est plein de contradictions, d’aspirations opposées. Son conflit intérieur est permanent ’’.

Dans mon pays, ces désirs contradictoires ont provoqué le 26 septembre 2002 un naufrage – l’effet mer – d’une ampleur sans précédent dans l’histoire mondiale de la navigation. Ce jour-là, la nation prostrée a assisté au naufrage et constaté les dégâts incommensurables de cette tragédie. Ce jour-là, la population a vu défiler l’horreur, le cœur rempli d’une immense colère, mais une colère contenue. Ce drame, chacun l’a senti et vécu intensément, profondément. Chacun porte le souvenir des êtres partis, fortement enraciné dans son subconscient comme une pierre précieuse qu’il exhibe de temps à autre, librement, pour laisser défiler les instants éphémères de bonheur, vécu alors comme un don du ciel. Le mien m’a porté à l’écriture, comme seul viatique, dans les instants de trouble intérieur. C’est au cours de mes nuits agitées, que mes enfants surgissent de nulle part et partagent avec moi les joies de retrouvailles profondes, intimes. Moments sacrés que ceux-là, cordon ombilical qui me relie à l’autre vie et me plonge dans les profondeurs d’un dialogue – dialogue d’outre-tombe – que nul être au monde ne peut perturber, ni interrompre. Le réveil est parfois brutal, le corps trempé et l’amertume aux lèvres.

A tous ces gens là qui ont fait preuve d’une insouciance coupable, le président de la République a tristement reconnu et avec des accents pathétiques “…après avoir pleuré nos morts et prié pour eux, nous nous devons de faire notre introspection et les vices qui sont à la base de cette catastrophe trouvent leur fondement dans nos habitudes de manque de sérieux, d’irresponsabilité, parfois de cupidité lorsqu’on tolère des situations qu’on sait parfaitement dangereuses simplement parce qu’on en tire un profit.’’

Je laisse également méditer à tous ces gens-là qui ont fait preuve d’une désinvolture condamnable ces quelques mots de Emanuel Levinas, philosophe français d’origine lituanienne : ” L’homme mérite plus qu’une morale, plus qu’un ensemble abstrait de bons sentiments, il mérite une éthique !’’. Et nous convenons alors avec Marc-Alain Ouaknin, Rabin et Docteur en philosophie, dans son célèbre ouvrage Zeugma, que nous devons “ nous efforcer donc de développer chez l’homme une éthique de la responsabilité, dans le respect de l’humain et de sa sauvegarde’’ afin que ” l’effet mer’’, même éphémère ne se reproduise plus dans la vie de notre peuple car la mer “tue…’’

El Hadj

Ibrahima

NDAW