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Dossier-La marche politique du Sénégal

 

Marche politique du Sénégal

 

El Hadji Ibrahima Ndaw entame à partir de ce jeudi 09 janvier    une série d’articles sur la marche politique du Sénégal depuis 1940 qu’il intitule « L’illusion de la souveraineté ».

L’étude démarre en 1940 qui donne naissance à une nouvelle densité morale dans les communautés sous tutelle et se termine avec le président Macky Sall, à l’aune de ses trois prédécesseurs.

Le souci pédagogique de l’auteur en direction de la nouvelle génération vise à faire apprécier « surement la qualité de ces hommes, leurs limites probablement et leur système de management certainement ».

Un panorama de l’évolution de la vie de la Nation

depuis les indépendances à nos jours

L’Illusion de souveraineté…

Partie 1

Senghor et les

fractions de Simal

Nous sommes dans les années 1940, la deuxième guerre mondiale fait rage. La France est envahie par l’Allemagne. La résistance s’organise autour du général de Gaule. A l’intérieur de la France, un gouvernement, sous ordre, se forme (animé par le général Pétain). La France est envahie par l’Allemagne. La fragilité de la grande métropole est mise à nu. De Gaule lève des troupes dans les colonies.

Cette conjonction des faits va favoriser, dans l’empire colonial français, l’émergence d’une prise de conscience entre les communautés sous tutelle. Avec la fin de la guerre, les intellectuels africains prennent conscience qu’il est temps, pour leurs pays respectifs, de s’affranchir de la domination française. De Gaulle y souscrira, mais à sa manière.

Depuis cette période, beaucoup de dirigeants politiques ont traversé notre vie ; nous demeurons fascinés par leurs destins que leurs conditions de vie ont différemment marqués. De l’émotion, de la fascination, mais aussi de l’ébahissement ; nous sommes, tour à tour, ballotés entre ces extrêmes qui font le charme ou l’extravagance de chacun des protagonistes.

Le premier de ces dirigeants est un homme de lettres qui a hissé le développement culturel à un niveau remarquable ; le deuxième, gestionnaire, devant l’ampleur de la tâche, s’est contenté de gérer les acquis, en évitant de secouer la fourmilière. Le troisième, accédant tard aux commandes de l’Etat, s’est présenté comme un bâtisseur et son règne sera marqué par de grands travaux, mais aussi par la course au gain facile. Le quatrième président est, lui, relativement jeune, né après les indépendances ; nous retenons, le concernant, sa forte profession de foi face aux décombres trouvés en place et qu’il s’évertue à déblayer pour trouver sa voie.

Ce sont ces contextes, propres à chacun, que nous essayons ici d’exhumer de manière succincte, afin de donner, aux lecteurs plus jeunes, un aperçu de l’évolution de la vie de la Nation depuis les indépendances à nos jours. Ils apprécieront surement la qualité de ces hommes, leurs limites probablement et leur système de management certainement. Et les jeunes sous leur magistère continuent de se poser la question de savoir pourquoi, en tant d’années de souveraineté nationale, les mêmes défis sont toujours posés et pourquoi aucune réponse définitive n’a encore pas été apportée à cette anxieuse interrogation.

Aujourd’hui, à l’ère du numérique, le monde est devenu planétaire. C’est vrai et la jeunesse, qui n’a pas de références crédibles, se sent à l’étroit dans un système qui ne prend pas toujours en compte ses aspirations profondes. Pourquoi nos politiques pensent plus à eux qu’aux autres (leurs concitoyens), pourquoi les valeurs qui fondent notre société se perdent, pourquoi le népotisme et la cupidité sont devenus les valeurs de référence ?

L’idée n’est pas de faire un traité d’histoire sur la marche du Sénégal de l’indépendance à nos jours, cet exercice revient aux spécialistes que sont nos talentueux historiens. Cependant, qu’il me soit permis d’esquisser ici quelques traits pouvant permettre de mieux appréhender l’évolution de notre continent l’Afrique, dans le contexte mondial de lutte pour la survie de certains pays, de poussée émergente pour d’autres et de stagnation et de régression dans tous les domaines pour les pays en développement.

A cette époque-là, l’Afrique, en général, bruissait de résonnances singulières, particulièrement au Sénégal, dont un de ses fils, Léopold Sédar Senghor, détenu en captivité pendant la guerre par les Allemands, sort de prison. Il continue d’écrire, des poèmes, des notes de lecture, des articles dans les revues de la place, notamment dans celle d’Alioune Diop, «  L’enfant noir ». L’intellectuel s’anime, rencontre des personnalités du monde littéraire, échange avec eux. Les idées s’entrechoquent. Il est connu, apprécié. Lamine Guèye, un autre fils du Sénégal, avocat et politicien de son état, l’invite auprès de lui. Il entre alors en politique, au moment où dans les villes, les villages, les savanes et les forêts montent des échos insolites, où reviennent souvent les termes de libération, d’indépendance ou de souveraineté nationale.

Le peuple, dubitatif au début, commence à y croire, car ceux qui les prononcent sont des hommes de savoir, qui voient loin, comme les girafes dans la savane. Ces hommes ont une vision, profonde, grande, aussi longue que les longs cous des girafes. Un ami, plus jeune que moi, pour railler probablement les politiques de l’époque et qualifier surement de cafouillages les actes qui ont suivi dans presque tous les Etats, parle de « girafes politiques » au regard qui porte loin, mais qui sont doux et craintifs. En effet, de congrès en congrès, rien de consensuel et de définitif n’a pu résulter de ces assisses politiques. Au final, la souveraineté nationale sera « octroyée » en ordre dispersé.

Certains l’ont douloureusement vécue, d’autres l’ont payée de leur sang. L’Occident caractérise alors de « Tiers monde » ou de « pays sous-développés » ce conglomérat d’Etats disparates ayant la particularité de vouloir se soustraire de l’emprise des colonisateurs et pour lesquels tout est à refaire.

Au Sénégal, particulièrement, le « Oui » l’a largement emporté, nous évitant probablement, par la même occasion, les affres d’une lutte sanglante pour l’indépendance. L’envol ne s’est pas encore totalement réalisé malgré des hommes de qualité placés à la tête du pays. Le premier d’entre eux est Léopold Sédar Senghor, chantre du royaume d’enfance. C’est dans une ambiance « sérère » que s’est nourri le poète, percevant les bruits de la nature, écoutant le chant des lamantins sur les berges de la rivière de Simal, côtoyant les puissants de l’époque, se ressourçant auprès de ceux qui avaient la connaissance des choses cachées. Il vit le jour à Joal, Joal avec ses « fastes du couchant », la perle païenne, paresseusement étalée le long de la côte. Djilor « l’ésotérique » l’a pétri et Ngazobil « le souffle des alizés » l’a rendu plus soif de savoir et d’ouverture.

Quand on parle de Léopold Sédar Senghor, on sous-entend souvent le poète, l’homme de lettres et de culture et on occulte quelque peu son parcours politique. Ou bien l’on s’évertue à ne voir en lui que l’homme de la France. Comment donc ne pas accepter que celui-là, qui a fait toutes ses humanités, du Lycée Louis le Grand à la Sorbonne en France, le premier agrégé de grammaire africain, comment ne pas comprendre dès lors son amour pour cette France ? Ce pays qu’il a appris à aimer, ce pays d’échanges et de bouillonnement culturels et où, avec quelques amis, ils ont forgé et consolidé le destin du retour aux sources pour les Noirs. Oui : Léopold Sédar Senghor, il est vrai, c’est d’abord et avant tout le poète, le père de la Négritude, de la civilisation de l’universel, l’un des concepteurs de la francophonie. Il est aussi celui qui a « tenu entre ses mains périssables le destin de tout un continent », avait déclamé André Malraux à celui qui organisait, pour la première fois, le Festival mondial des Arts nègres.

C’est l’homme qui a secoué la torpeur des intellectuels africains, en proclamant haut et fort l’enracinement du Nègre dans ses valeurs de civilisation. Une gageure qu’il a réussie, même face aux récriminations inévitables, en suscitant partout l’espoir, en poussant l’expression plurielle à travers le monde et en jetant les germes d’une véritable prise en compte du problème nègre en Afrique même. Mais Senghor n’est pas seulement homme de lettres et de culture, il est aussi un homme politique. Il y en a qui soutiennent qu’il est entré dans ce monde boueux par effraction. Peut-être bien.

Mais son premier défi politique se fera à travers son concept de Négritude : « Je déchirerais le rire banania sur tous les murs de France… ». Une révolte douce qui prend naissance dans la conscience de la négation de la culture nègre par l’Europe. « La Négritude sera révolutionnaire ou ne sera pas », aimait-il proclamer. En effet, pour lui, « La négritude se fait politique, notamment à travers sa lutte contre le colonialisme et la dénonciation de l’humiliation occidentale subie par les pays d’Afrique noire ».

Il faut se rappeler qu’après la Seconde guerre mondiale, il est membre du Parti communiste, comme bon nombre d’intellectuels africains. C’est au cours de son voyage au Sénégal, dans le cadre de ses études sur la poésie sérère, que Lamine Guèye lui propose de l’accompagner au plan politique ; son insistance a fini par emporter l’adhésion de Senghor. Il entre donc à la section SFIO du Sénégal, en compagnie de Mamadou Dia. Il sera élu député à l’Assemblée nationale française. Et le voilà parti pour une longue et périlleuse marche dans un univers difficile et plein d’embûches. Lui et Mamadou Dia se séparent plus tard de Lamine Guèye et fondent le Bloc démocratique sénégalais –BDS– parce qu’à leurs avis, le parti de Lamine ne prenait pas suffisamment en compte les problèmes des masses paysannes, se limitant essentiellement à ceux des citadins.

La force de Senghor, en politique, est d’avoir compris très tôt que la religion fait aussi partie de notre patrimoine et que le guide religieux peut être un relais privilégié entre le pouvoir et les masses paysannes. Un duo redoutable se forme ainsi qui tire l’essentiel de son électorat de la masse paysanne et rafle les élections de 1951. La politique du BDS consistera à rechercher une troisième voie au socialisme, le socialisme africain, à l’instar de Mao en Chine pour le communisme. Ce modèle qu’il estime en harmonie avec la culture africaine doit rapprocher le politique du social par une participation du monde rural à la vie de la Cité.

Comme il le dit souvent, il faut « penser et agir par nous-mêmes et pour nous-mêmes, en Nègres […], accéder à la modernité sans piétiner notre authenticité ». Il s’appuiera ainsi beaucoup plus sur les chefs religieux, les instituteurs, les fonctionnaires et les commerçants qui sont en contact permanent avec les réalités du monde rural. Des pans entiers de la population sénégalaise, dont la Casamance naturelle sous la conduite d’Emile Badiane, sont acquis dès lors à son programme et ont permis au BDS et plus tard à l’UPS–Union progressiste sénégalais– (le BDS élargi à d’autres partis) de remporter les joutes électorales.

Le challenge est important et le parti se structure en conséquence. Avec l’UPS, le programme de gouvernement est analysé par les instances du parti et le gouvernement est chargé de son application. Pour mener cette politique, Senghor a trouvé en Mamadou Dia un allié compétent et de confiance. Aussi se donne-il la liberté de revenir de temps en temps à ses premières amours, l’écriture et la poésie. Pendant qu’il sillonne le monde pour la défense et l’illustration du monde noir, Mamadou Dia lave, écure, bref s’échine aux travaux domestiques pour rendre le Sénégal vivable, attrayant et doté d’une bonne moralité de vie. Au cours de ses activités politiques, jusqu’en 1960, il sera toujours accompagné par Mamadou Dia qui le seconde sur les questions économiques.

Maîtrisant parfaitement le Coran, Mamadou a un cursus scolaire qui le mènera de l’école primaire supérieure Blanchot de Saint-Louis à l’École normale William Ponty de Gorée d’où il sort major de sa promotion. C’est ainsi qu’il sert comme instituteur à Saint-Louis, Fissel et Directeur d’école à Fatick. Sa position d’enseignant le place directement en contact avec la souffrance des paysans. Il entre dans le parti SFIO. Senghor et Ibrahima Seydou Ndaw le parraineront pour qu’il soit élu conseiller général de l’AOF–Afrique Occidentale Française–. Les expériences, acquises auprès du monde paysan, vont beaucoup peser sur la manière dont Senghor conduira les destinées de son pays. Le tandem qu’il constitue avec Mamadou Dia (économiste), à qui il laisse la présidence du Conseil, donc le soin d’exécuter les orientations économiques du pays, sera vécu cependant avec beaucoup de difficultés : l’étau colonial est permanent ; la France ne veut pas et ne tient pas à se séparer des Etats qui forment son empire colonial. Mamadou Dia va devoir envisager un traitement spécial du dossier économique s’il veut réussir le pari du développement des masses paysannes, en les associant à la gestion du pays.

A l’époque, la culture de l’arachide était la principale activité agricole pourvoyeuse d’argent et de devises. Le paysannat s’organise. Les coopératives naissent un peu partout dans le pays. La traite arachidière était des moments de grandes festivités dans les villages. La conséquence est que les sous-traitants locaux, puissants et prospères, voient leur pouvoir s’effriter progressivement. Les grandes compagnies françaises ferment boutique les unes après les autres. Mamadou Dia n’arrivera jamais au bout de ses initiatives : l’étau de la France se fera sentir, de manière pernicieuse et prégnante.

Par ailleurs, Senghor a compris aussi que, seul, le Sénégal n’est pas viable économiquement. Aussi se battra-t-il de toutes ses forces contre la balkanisation de l’Afrique, provoquée et entretenue par l’ancien colonisateur, et appelle de tous ses vœux à la création de grands ensembles. Lui et Mamadou Dia avaient créé le Parti de la convention africaine –PCA–pour encadrer et accompagner les jeunes fédérations à naître. La Fédération du Mali est alors créée. Mais la brise marine chargée de romantisme et de poésie a refroidi les chaudes rafales du vent d’Est. La greffe n’a pas tenu. Pour Senghor, la tentative de création de la fédération du Mali qui n’a pas abouti lui fait croire que la conscience d’une unité de l’Afrique pour les Africains n’est pas encore mûre dans les esprits, même si d’autres freins existent qui en empêchent la réalisation. Notamment le jeu souterrain, sournois de la France à travers ses réseaux de déstabilisation.

La structure, dirigée alors par Jacques Foccart et chargée de gérer « l’indépendance », est créée quelque deux ans avant l’octroi de la souveraineté nationale par la France. Pour garantir notamment les intérêts français dans cet ancien empire. Il parait donc légitime de se demander dans quelle mesure Senghor n’avait pas conscience de ce redoutable pouvoir extérieur français quand, au sortir d’un congrès panafricain où la décision de voter « non » fut décidée ; la volte-face enregistrée au Sénégal n’est pas simplement due à la crainte d’un désaveu futur de la France, avec toutes ses conséquences redoutables (à l’instar de ce qui s’est passé en Guinée Conakry).

Toutefois, le Sénégal est obligé de prendre son destin en main, sans ressources humaines suffisantes, sans ressources naturelles connues, avec comme ressource agricole l’arachide, une culture de rente imposée par le colonisateur. L’euphorie fera place à la réalité du terrain, à la construction d’un Etat de droit et à la mise en œuvre du modèle socialiste africain. Un plan est concocté et mis en œuvre par Mamadou Dia, spécialiste en économie et planification.

Ce militant de la première heure, fidèle parmi les fidèles de Senghor, a su conserver intacte cette amitié dès lors que ses investigations ne touchent pas aux intérêts français. Son challenge est : magnifier le culte du travail, moraliser la vie sociale et redresser l’économie nationale. Il déroule donc le premier plan économique du Sénégal, bousculant quelque peu les habitudes des milieux conservateurs. Sous ce chapitre économique, la mainmise française lui pèse. Il décide alors de préparer un plan d’atténuation de l’impact de la culture arachidière (une culture de rente), l’une des forces économiques de la France au Sénégal. C’est alors la rupture entre lui et Senghor. Le bicéphalisme présumé, Senghor à la politique extérieure et Mamadou Dia la politique économique, aura vécu.

Les analystes français ont peut-être décelé, dans ce duo, les prémices d’une politique rampante contre la France. Dans cette affaire-là, c’est finalement le Sénégal qui perd. Mais Senghor et Dia avaient fini de doter le pays d’une administration moderne avec des Institutions, certes viables, mais loin de nos préoccupations culturelles. Il ne nous restait donc, malgré ses entraves, qu’à œuvrer au développement économique et social. Ce fut un moment dur pour le pays.

Senghor modifie par la suite la Constitution et fait appel à Abdou Diouf, ministre du Plan, comme Premier ministre. Ce sera une période de formation de cadres dans tous les domaines, de la tentative de création d’une bourgeoisie locale, mais aussi du renforcement de l’effort culturel du pays comme base de développement social. Mais le pays peine à sortir des turbulences sociales et économiques. Et Senghor, en homme ordonné et méthodique, qui n’aime pas s’entourer de cacophonie, institue alors quatre courants politiques pour canaliser toute cette effervescence après indépendance.

L’articulation culture et développement ne prendra pas également. Il est impensable pour les lobbies français de laisser le contrôle de l’économie nationale aux autochtones, au risque de perdre la mainmise de la Métropole sur sa colonie. Il faut dire qu’à l’époque, toutes les administrations étaient truffées par la volonté de la France d’administrateurs français. Toutes les dispositions majeures qui sont prises, par la suite, le sont en fonction des intérêts français. La Banque mondiale–BM–et le Fonds Monétaire international–FMI–viendront renforcer, peut-être pas volontairement, ce processus.

En 1968, le vent de la contestation universitaire née en Europe atteint de plein fouet l’université de Dakar. Un creuset de savoir mais aussi d’échanges comprenant de jeunes étudiants, de sensibilités politiques différentes, issus de différents pays africains. Le mouvement, d’une amplitude jamais connue au Sénégal, a failli emporter le régime de Senghor. D’une élection présidentielle à une autre, le pays fait face sporadiquement à des convulsions sociales et Léopold Sédar Senghor, amer, vieillissant, décide de laisser le pouvoir en 1980 à un dauphin qu’il aura pris soin de désigner lui-même, Abdou Diouf, son Premier ministre.

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Suivra

Prochain article :

Abdou Diouf,

un fonctionnaire de métier

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