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La Ligne du Devoir

Cinéma-Moïse et l’Arche de Noé

Cinéma africain

Moïse nous parle de sa pirogue 

Laconique, le géant Moussa. Homme de son temps et de tous les temps, Moussa Touré est un cinéaste dont l’œuvre est pédagogique à force d’être vécue : tel Noé, Moïse sauvé des eaux s’est mué en bêcheur de l’Humanité…au gré des vagues

C’est dans la solitude qu’il pense, observe, puise son inspiration, réalise de bons films.  Moussa Touré a 65 ans, reste discret tout en étant un puit de connaissances. Entre histoires, expériences, récompenses, talents et titres : Technicien, écrivain, producteur, acteur, metteur en scène. Outre ses succès cinématographiques tels que la pirogue, le TGV et le bois d’ébène, nous le reconnaissons grâce à son bonnet, son rire envoûtant, sa silhouette, son regard lointain, sa grandeur d’âme.

Nous sommes face à une pièce essentielle de la personnalité de Moussa Touré, riche en contours et en profondeurs.

Entretien dirigé par Chérifa Sadany Ibou-Daba SOW,

Cheffe du Desk Culture

La pirogue, parlons-en ! Un film qui traite toujours de l’actualité, vous considérez vous comme un visionnaire ?

Synopsis

« Dans un village de pêcheurs dans la grande banlieue de Dakar, d’où partent de nombreuses pirogues. Au terme d’une traversée souvent meurtrière, elles vont rejoindre les îles Canaries en territoire espagnol. Baye Laye est capitaine d’une pirogue de pêche, il connaît la mer. Il ne veut pas partir, mais il n’a pas le choix. Il devra conduire 30 hommes en Espagne. Ils ne se comprennent pas tous, certains n’ont jamais vu la mer et personne ne sait ce qui l’attend ».

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« 63 % des utilisateurs Google ont aimé ce film

Date de sortie : 17 octobre 2012 (France)

Réalisateur : Moussa Touré

D’après l’œuvre originale de : Abasse Ndione

Producteurs : Éric Névé, Adrien Magne, Alexandra Swenden, Oumar Sy

Distribution : Souleymane Sèye Ndiaye, Malaminé ‘Yalenguen’ Dramé, Mame Astou Diallo, Laïty Fall, Plus

Sociétés de production : Astou Films, Orange Studio, Arte France Cinéma, Les Chauves-Souris, Plus

Adaptation de : Mbëkë mi.: À l’assaut des vagues de l’Atlantique ».

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C’est plus que de l’actualité, c’est la réalité et ce n’est pas possible ! En effet, vous parlez de la pirogue mais si vous regardez aussi les autres films, par exemple le premier que j’ai fait, c’est sur l’immigration. C’est quelqu’un qui va en France pour les études et tout le monde pense qu’il va rester alors qu’il a envie de revenir: c’était moi !

Le deuxième est un voyage TGV. C’est sur la rébellion. Je me souviens, j’ai été honoré par le président Abdou Diouf qui a ordonné à tout son gouvernement de regarder mon film. Ils sont donc venus voir mon film TGV.  Je me rappelle le Premier ministre de l’époque, il est venu me dire : « Monsieur Touré, ce qui est agréable dans vos films, c’est que tout ce que l’on dit tout bas, vous le dites tout haut ».

Alors donc la pirogue !  Vous savez, quand vous portez un regard sur la société, il faut que ça soit profond. Ma mère est lébou, j’ai donc toujours vécu au bord de la mer. Je savais depuis très longtemps que mes parents lébous voyaient l’Espagne. Il y avait des bateaux qui venaient les prendre, ils mettaient leurs pirogues à l’intérieur des bateaux et après, en pleine mer, ils faisaient descendre leurs pirogues et les gens descendaient pour pêcher pour ces gens là et ils revenaient pour me dire : « On a aperçu des lumières là-bas…c’était l’Espagne ». L’immigration a commencé. Ils ont gardé le secret jusqu’au jour où il y a eu le Sopi : la jeunesse a commencé à crier au changement ! Changement !  Et ça n’a jamais changé. C’est à ce moment que les gosses ont commencé. J’étais très au courant, il y a quelqu’un qui m’a demandé de faire un film sur ça. Je lui dis que si je dois faire un film, ça doit être un documentaire. Je lui ai proposé d’aller voir Abass Ndione pour écrire. Donc faire la pirogue ne fait pas de moi un visionnaire, j’ai porté un regard sur sa société. Il faut quand même avoir une manière de faire et une manière de faire, c’est de la pure cinématographie.

Quand vous voyez la même chose se reproduire aujourd’hui, ça vous fait quoi ?

C’est une question que je me pose avant même qu’on me la pose. Comment puis-je faire un film qui a été vu partout et que ce phénomène persiste ? Quand j’ai posé la question, on m’a présenté les mêmes causes qu’à l’époque où je faisais la pirogue. Je me dis qu’il y a un problème, il doit y avoir d’autres causes. Je suis en train de préparer un autre film sur ça. Je vais écouter les gens, ça sera mon prochain que j’ai envie d’amener à Cannes. Mais franchement si je vous dis que ça persiste parce que tout simplement parce que les jeunes n’ont pas encore trouvé l’horizon, je vous raconte peut-être des bobards. Si je vous dis : politiquement, c’est peut-être qu’on ne les a pas pris en charge, c’est peut être des bobards. Je vais poser la question à ceux qui sont partis, ceux qu’ils veulent partir, ceux qui s’adonnent à partir. il faut qu’ils parlent parce qu’ il y a un problème. Pour quelle raison tous les Africains veulent partir ? Pourquoi ça insiste ?  C’est dingue !

Comment analysez-vous la situation actuelle du Sénégal ? Le silence surtout des artistes ?

Je pense qu’il faudrait accepter que les choses évoluent d’une manière ou d’une autre. Quand on parle d’une génération et d’une autre génération, de  l’engagement que nous avions, c’est mon avis, hein…à un certain moment beaucoup font beaucoup de choses pour eux-mêmes,  pour qu’on les voie, pour qu’on les entende d’une manière d’une autre. Je pense que dire les choses artistiquement, ça prend du temps et c’est de l’engagement ; je le dis toujours : il y a des gens qui font du cinéma pour vivre alors qu’on doit le faire pour mourir.  Prenons le cas de Sembène. Aujourd’hui, on parle de lui, de ses films parce que quand on plante des choses cinématographiquement, c’est pas pour y vivre, c’est là qu’on devient un engagé.  Aujourd’hui, beaucoup le font pour voyager, pour le narcissisme, et puis, les idées… Il y a de la légèreté dans les idées.

Prenez quelqu’un et demandez-lui de préparer son film pendant 15 ans. Ha ha ha ! Il ne va pas t’attendre.  J’ai des projets qui datent de 15 ans. Pour plus de profondeur dans ces histoires, il faut du temps. Le documentaire que je prévois de faire est sur un combat de toute l’Afrique et ça fait 15 ans que je réfléchis dessus. La pirogue,  j’ai mis 5 ans pour travailler dessus. Sachez le, je ne serai pas quelqu’un qui va faire beaucoup de films ; j’en ferai que quelques-uns.

L’ENFANCE DE L’ART

M. Touré, pouvez vous nous résumer votre enfance ? 

Abou Camara

Alors mon enfance, si je devais la résumer, je débuterais par mon père et ma mère. Ces deux personnes m’ont amené au cinéma pour la première fois au cinéma « El Mansour ».  Je me souviens que nous avions vu un film indien, un film western avec John Wayne, un film de danse…Donc c’était ça mon enfance en terme d’image. En termes de vie sociale, mon enfance a été quadrillée par Doudou Ndiaye Rose parce qu’on habitait côte à côte. Tu sais, j’ai joué avec son enfant, on était de la même génération et puis il y avait Abou Camara  qui était un grand acteur.  Ma mère était une grande amie de Doudou Ndiaye Rose. Je suis né à la Médina donc mon enfance a été quadrillée par le sport, le théâtre, la lutte, les chevaux, la musique, la chanson, le cinéma. Mes parents étaient de grands cinéphiles et puisque mon père  était un photographe, j’ai tout de suite hérité des images.

“ Géant Moussa, physique et intellectuel !.”

En quoi vous seriez nostalgique quand on vous demandera des souvenirs de Dakar, Grand-Dakar, Médina,  à l’époque ?

Si je dois me souvenir, à l’époque, il y avait quelqu’un quand même qui m’avait marqué. Il a été tout le temps dans mes souvenirs.  Je crois qu’on l’appelait  Niassa. C’était un homme qui dansait comme une femme et qui faisait le tour dans les rues de la Médina, de Gueule Tapée pour danser. Ça m’avait marqué. C’était un homme qui mettait de l’henné sur les mains, avec une silhouette toute mince. Ça me rappelle l’ambiance de mon enfance, ça m’avait marqué et jusqu’à aujourd’hui ça marque. Et pour la vie sociale, je dirai qu’il y a eu l’entente dans  notre génération.

Comment avez-vous vécu votre passion à 14 ans ?

J’ai commencé à être dans le cinéma très jeune. Dans l’électro, avec Johnson Traoré j’étais dans la lumière et j’ai été façonné.  J’ai beaucoup travaillé de 14 ans à 20 ans parce que tout simplement mon père était mort : il fallait nourrir une famille dont j’étais l’aîné. C’était mon objectif. Parallèlement, j’étais un grand danseur puis j’étais quelqu’un de très élégant, je m’habillais d’une manière élégante qui faisait que tout le monde me connaissait. Je disais au tailleur de me coudre mes modèles. Parfois, je rencontre des jeunes qui témoignent de mon élégance. Mon élégance était naturelle,  c’était en moi avec des choses assez simples quand même dans  la démarche. Certains disaient que je marchais en bondissant. Il faut dire que j’étais une personne physiquement  très bien bâtie. J’étais un grand sportif aussi.

Vous pratiquiez quelle danse et quel sport ?

Aretha Franklin

Je pratiquais le karaté, et je dansais la salsa, le rock and roll, le blues… et tu sais ça m’a appris à mieux connaître la musique. Je suis un grand mélomane, je connais bien la musique. J’ai eu des chanteurs préférés comme Aretha Franklin, je parle d’une génération, ha ha ha. Alors Wilson Pickett… voilà mes chanteurs. Je reviens en arrière sur ces gens-là parce que c’est ce que j’écoute aujourd’hui.  Même mes enfants aiment le rock. Je suis quand même très traditionnel ; c’est pour cela elle m’a beaucoup intéressé, Aida Samb à qui j’ai fait son clip d’ailleurs.

Qu’est ce qui explique le fait que vous soyez tous élégants dans votre génération ?

Au fait, c’était le bien-être. Nous avons été éduqué avec des règles et des normes de bien-être, de bien paraître, de la pensée parce que, aussi, il faut penser. On ne peut être comme on veut si on ne pense pas. On nous apprenait cela. Je vais vous donner un exemple : en notre temps, quand vous étiez autour d’un bol, il faut que vous mangiez d’une manière, que vous teniez le bol, qu’on ne vous entende pas. C’était pour la subtilité du repas familial. On n’osait pas parler d’une certaine manière à une fille, on n’osait pas, on n’osait rien à l’époque. On était dans les normes, la politesse, le bien-être, l’autre de toi ; c’est ça qui faisait notre élégance.

Vous confirmez que pour être un réalisateur, il faut de l’humilité et de la patience ?

C’est dans la généralité :  il faut être humble, réalisateur ou pas. Il faut être avec les gens ; moi, j’ai toujours été avec des gens, je viens des gens. Il y a des petits avec qui je travaille qui sont meilleurs que moi au travail. Je les écoute. Moussa Touré est un artiste qui doit réfléchir et laisser des choses ici. Quand je dois laisser des choses, je dois donc les approfondir, écouter les gens, et faire des films, c’est ma philosophie.

Vous avez travaillé pendant des années avec Sembène Ousmane, qui était-il ?

Sembène ! Il n’était pas fort cinématographiquement, mais c’était un bon metteur en scène ; il connaissait le cadre, il savait le remplir.  C’était sa force, c’est pour cela qu’il savait écrire. L’écriture amène à mettre en scène ; Johnson aussi, son cinéma était beaucoup plus proche de Hollywood, lui il était beaucoup plus avancé des cinéastes. Sembène était populaire et Johnson, tranchant. C’est pourquoi plusieurs de ses films ont été interdits avec des titres accrocheurs, vous imaginez ce titre « Garga mbossé ” ? (Rires…) ; j’aimerais bien rendre hommage à ce monsieur qui m’a fait rentrer dans le cinéma. Il y’a aussi Djibril Mamebety, c’est le vrai Sénégalais ; il était en face de l’horizon et ça lui permettait quand même de rêver.

Et ce bonnet alors ?

Quand j’avais 16 ans, je suis allé au Burkina quand j’étais électro ; j’étais très bon technicien, j’en ai même formé quelques-uns, cette génération de techniciens.  Quand je suis parti au Burkina, vous savez nous les Sénégalais, on a été très en avance dans le cinéma. Les Burkinabés ont voulu me retenir ;  c’est là ou j’ai fait la rencontre de mon bonnet. Vous savez, j’ai failli habiter au Burkina mais le père de la femme de Khalifa Sall, (j’ai été aimé par ces grands)  m’a dit que si tu restes ici je dirai  à ta mère que tu fais des bêtises au Burkina. J’avais la trouille de ma mère, je suis donc je suis rentré, ha ha hah… Vous savez, j’ai travaillé dans le premier film du Burkinabè Wend Kunni avec Gaston Kaboré. C’est là ou j’ai découvert ce bonnet ; j’ai voulu me démarquer aussi de par mon élégance, (rires)… Ça fait longtemps ce bonnet ! Ah ouais.

Entre parenthèses, pour le cinéma, j’avais deux directions : soit j’étais réalisateur, soit acteur. J’ai joué une fois,  deux fois, trois fois mais ça ne m’intéressait pas.  Jusqu’à maintenant, on m’envoie des castings mais je refuse. Récemment, dans un film  qui était à Cannes, on m’a proposé le second rôle. Avec mon âge et tout ce que j’ai fait dans le cinéma, je ne vais pas représenter l’Afrique pour vendre des pacotilles devant la tour Eiffel,  j’ai refusé catégoriquement.

C’est quoi votre message pour cette jeunesse ?

Mon message pour cette jeunesse est un message triste. Nous sommes arrivés à un stade où on a une jeunesse bousculée, une jeunesse qui a politiquement été rayée. En effet, la force, elle vient d’ailleurs. Si une jeunesse n’est pas protégée au niveau de la justice, elle n’est pas suivie, il y aura toujours une cacophonie.  Une jeunesse, quand on leur dit qu’il faut se battre, c’est quoi se battre ? Tu te bats avec qui ?  Je vois des jeunes de 18 ans ; je me demande à 35 ans qu’est-ce qu’ils vont devenir et pourtant c’est des enfants bien éduqués mais ils sont perturbés. Quand on est jeune, on ne s’en rend pas forcément compte mais quand on est parents et qu’on observe on se rend compte qu’ils sont perturbés.

Vous savez, c’est le seul endroit dans le monde où les vieux ont le même problème avec les jeunes. Un vieux de 70 ans  a les mêmes problèmes qu’un jeune de 20 ans, c’est du jamais vu. Je suis triste par rapport à ce qui se passe dans ce pays, ça fait des jours que je ne sors pas. Ça fait un bon bout de temps que j’ai refusé de parler mais j’ai les yeux grands ouverts

Pensez-vous que ça va changer un jour ?

Ça va péter !