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Trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly, Assane Seck-Fin El Hadji Ibrahima Ndao

El Hadji Ibrahima Ndao est un historien et homme politique : au sein du Parti socialiste, il a joué un grand rôle dans les années de braise au Sénégal ; il est également l’auteur du livre intitulé « Sénégal, Histoire des conquêtes démocratiques ».
La présente étude est sa contribution à un ouvrage collectif dont elle est la principale épine dorsale : Les évolutions politiques de Valdiodio, d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck dans la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales au Sénégal jusqu’à la crise de décembre 1962.

XII-La crise

Réunis le Vendredi 14 Décembre 1962, à l’Assemblée nationale, sous la présidence de Lamine Guèye, 41 députés  sur les 61 présents déposent une motion de censure contre la politique suivie par Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement. C’est à Théophile James, député du Sine-Saloum que l’on doit ce texte capital dont voici la teneur :
« L’Assemblée Nationale, en déposant cette motion de censure, met fin, non sans regret, à un soutien constant et inconditionnel apporté, quatre années durant, à un gouvernement dont elle était en droit d’attendre, à défaut d’estime ou de considération, le respect scrupuleux de ses prérogatives.
Les entraves au libre exercice des prérogatives parlementaires ne se comptent plus ; elles ont pris un relief particulier à l’occasion de la pseudo-crise qui a secoué le pays dans un passé récent, autant par les menaces articulées de façon précise que par celles qui sont demeurées sous-entendues. Il est clairement apparu aux yeux des membres de cette Assemblée que la « LOI SUR L’ETAT D’URGENCE » conçue pour mieux assurer, à l’abri de toute subversion intérieure ou extérieure, le plein épanouissement de l’effort de promotion nationale pouvait devenir et est devenue en fait un motif de suspension des dispositions et effets de la Constitution, un instrument de répression aveugle contre nos mandants et nous-mêmes, un prétexte pour la confiscation des pouvoirs et la censure de l’Assemblée.
L’Assemblée Nationale muselée, le gouvernement auquel nous avons confié la mission de réaliser l’unité foncière de la Nation afin de l’engager dans la voie d’un développement assumé par l’adhésion et l’enthousiasme de tout un peuple, a entrepris d’accentuer partout un travail de clarification, sous le prétexte commode du respect de la « LOI D’URGENCE » généralisant ainsi une confusion et un désordre susceptible de déboucher sur un affrontement sanglant des tendances créées et maintenues.
Il convient d’ajouter que toutes les garanties et assurances qui, au cours d’une réunion récente, nous ont été données ont été violées ou niées.
Conscients d’être l’expression de la souveraineté nationale, soucieux de participer aux côtés d’un gouvernement efficace et raisonnable aux tâches multiples et écrasantes d’édification d’une Nation réconciliée avec elle-même et avec les autres, persuadés que de tels objectifs ne coïncident avec ceux d’un gouvernement de combat acquis aux méthodes de violence et dont l’action reste insidieuse, partisane, les Membres de l’Assemblée Nationale soussignés, conformément à l’article 52 de la Constitution et l’article 88 du Règlement Intérieur de l’Assemblée, déposent la présente MOTION DE CENSURE contre le Président du Conseil auquel ils retirent leur confiance ».
Dakar le 14 décembre 1962.
41 députés ont signé cette Motion de censure déposée le même jour vendredi 14 décembre 1962, au cours de la session de l’Assemblée nationale entre les mains de son président Me Lamine Guèye.
Le Samedi 15 décembre 1962, réunion d’un conseil des ministres extraordinaire sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, chef de l’Etat. Mamadou Dia demande que la motion de censure soit discutée au Bureau Politique de l’UPS.
Au cours de la réunion du Bureau Politique, Dia devait dire en substance : « Si je suis aujourd’hui à la tête du Gouvernement, c’est parce que j’ai été investi par le Parti. Il en est de même de vous tous ; si vous êtes députés c’est parce que vous avez été investis par le Parti. Si donc il y a un différend, nous devons en parler devant le Parti. Je demande que nous en parlions. Si le Conseil National (convoqué pour le 19 décembre 1962) vous donne raison contre moi, je n’attendrai pas que vous votiez la motion de censure, je démissionne séance tenante. » (Mamadou Dia ibidem)
Le Lundi 17 Décembre 1962, les députés, malgré toutes les pressions et les menaces, maintiennent leur volonté de voter à 15 heures la motion de censure. Ils se réunissent dès le début de la matinée à l’occasion de la rencontre des présidents de commissions.
Voyant que leur décision était prise de siéger et de voter la censure, Mamadou Dia décide alors de faire occuper l’Assemblée nationale par les forces de police et de gendarmerie, en même temps qu’il prend la grave responsabilité de faire arrêter quatre députés qu’il considérait comme les meneurs de l’opposition : Ousmane Ngom, Abdoulaye Fofana, Magatte Lô et Moustapha Cissé.
Malgré les protestations du président Lamine Guèye, les gendarmes appréhendent non sans peine ces quatre députés. André Guillabert et Demba Diop tentent, mais sans succès, de les défendre. Lamine Guèye étant sorti de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, se voit même empêché de regagner son bureau, une sentinelle lui barrant le passage, baïonnette au canon.
Dans le courant de la matinée, Mamadou Dia part occuper la radio et annonce pour 20 heures une intervention radiodiffusée pour justifier son action.
Mais les députés ne sont pas décidés à se laisser ainsi manœuvrer. Ils se rendent en masse au domicile de Maître Lamine Guèye, boulevard de la République, où ils tiennent séance dans le salon du premier étage. Plusieurs ministres les rejoignent, se désolidarisant ainsi avec éclat du gouvernement qui empêchait le fonctionnement des institutions :
  • Doudou Thiam, ministre de la Justice ;
  • Amadou Karim Gaye, ministre de la Fonction publique et du Travail ;
  • Amadou Cissé Dia, ministre de la Coopération technique ;
  • André Guillabert, ministre des Affaires étrangères ;
  • Emile Badiane, ministre de l’Enseignement technique et de la Formation des cadres ;
  • André Peytavin, ministre des Travaux publics ;
  • Alioune Badara Mbengue, ministre du Commerce, de l’Industrie et du Tourisme ;
  • Amadou Racine Ndiaye, Secrétaire d’Etat à l’Education nationale, chargé des Affaires culturelles.
Les principaux reproches à l’encontre de Mamadou Dia concernaient le non-respect des prérogatives de l’Assemblée nationale, les entraves au libre exercice de ces prérogatives, la violation des garanties solennelles données aux députés et enfin la loi sur l’état d’urgence que la majorité des élus considéraient comme un prétexte à la confiscation des pouvoirs de l’Assemblée.
Immédiatement après l’investiture de l’Assemblée et l’expulsion des députés, le président Senghor prend une décision plaçant l’ensemble des forces armées sous son autorité directe. Peu après les parachutistes viennent renforcer la garde du palais présidentiel, ainsi que la sécurité des députés réunis à 100 mètres de là, chez Maître Lamine Guèye.
Vers 15 heures, accompagné de El hadj Seydou Nourou Tall et de Jean Rous, Lamine Guèye, à pied, suivi de sa voiture, gagne le palais présidentiel pour demander au chef de l’Etat l’autorisation de siéger légalement pour voter à l’heure fixée la motion de censure. Le président Senghor accorde cette autorisation. Lamine Guèye, toujours à pied et au milieu des acclamations d’une foule imposante, regagne son domicile où l’Assemblée adopte à l’unanimité des 47 présents la motion de censure, à 17 h 25. Pendant ce temps, Mamadou Dia s’est rendu dans le building administratif, siège du gouvernement. Le bâtiment est encerclé et son accès interdit par les parachutistes.
Une autre scène se déroule dans le même temps au commissariat central. Envoyés par le président de la République avec ordre de libérer les quatre députés emprisonnés illégalement, le capitaine Faustin Pereira et son commando de parachutistes ne peuvent obtenir satisfaction. Il faut qu’André Guillabert intervienne lui-même pour que les quatre députés soient enfin libérés, conduits auprès du président Senghor qui les accueille chaleureusement, et enfin ramenés chez Maître Lamine Guèye où la foule en délire et leurs camarades leur réservent un accueil enthousiaste.
Tout n’est cependant pas encore réglé. En effet un groupe de partisans du gouvernement déchu tient encore l’immeuble de Radio-Sénégal. C’est donc de Yeumbel où se trouve l’émetteur de la radio, qu’est diffusé l’appel du président de la République. Les occupants de Radio-Dakar coupent la fin du message pour tenter de passer l’appel enregistré deux heures auparavant par Mamadou Dia. Cette fois c’est l’émetteur de Rufisque qui interrompt la diffusion au bout de quelques secondes. L’appel du président Senghor est diffusé à plusieurs reprises : « …Il s’agit véritablement d’une violation délibérée de la constitution. Cette même constitution nous fait un devoir d’assurer le fonctionnement régulier des institutions. C’est pourquoi j’ai réquisitionné les forces militaires car la dernière parole doit rester à la constitution et à la loi. »
Dans la soirée, avec des haut-parleurs, des partisans de l’ex-gouvernement lancent des slogans à la foule depuis le huitième étage du building administratif. Ils sont aussitôt couverts par les haut-parleurs de la Présidence toute proche qui diffuse les appels du chef de l’Etat au peuple sénégalais.
Mardi 18 Décembre 1962, entre 3 et 4 heures du matin, se rendant compte que leur chef légal était le président Senghor, les unités de gendarmerie et leur chef, qui avaient obéi dans le courant du lundi aux ordres de ce qu’ils pensaient encore être l’autorité légale, se rendent à la présidence de la République sous la conduite du commandant Tamsir Bâ, commandant la Garde républicaine et en présence du colonel Jean Alfred Diallo.
C’est en pyjama que Senghor les reçoit. Pour répondre à leur question relative : « A qui devons-nous obéir, au Président de la République ou au Président du Conseil ? », le chef de l’Etat sortit le texte de la Constitution et leur lit le passage : « Le Président de la République est le chef suprême des Forces Armées ». Ils assurèrent le chef de l’Etat de leur fidélité à sa personne et au pays. Tous les chefs des unités militaires sont présents et renouvellent leur serment de fidélité.
Tôt le matin la Radio est réoccupée par les forces fidèles au président Senghor et le bulletin de 8 heures est diffusé normalement. Dans le même temps des milliers de personnes se rassemblent autour de l’Assemblée nationale. A 11 heures, dans l’atmosphère que l’on devine, s’ouvre la séance de l’Assemblée en présence de 55 députés sur 80, c’est-à-dire plus qu’il n’en faut pour atteindre le quorum des 3 cinquièmes nécessaire à l’adoption de toute décision constitutionnelle.
Sur présentation de la commission de la législation sur la révision constitutionnelle, et à l’unanimité des 55 votants, l’article suivant est adopté : « Toutes les attributions du président du Conseil sont transférées au président de la République qui devient de ce fait chef du Gouvernement ». L’Assemblée nationale approuve, également, le projet de révision de la Constitution dans le sens du régime présidentiel.
Dans le courant de l’après-midi, un gigantesque meeting est rassemblé devant le palais de la Présidence. A l’autre bout de Dakar, les parachutistes encerclent la résidence de Médina, que Mamadou Dia a réussi à rejoindre dans la nuit.
Le président du Conseil déchu Mamadou Dia est arrêté à 18h 30 par les hommes du capitaine Pereira. Sont également arrêtés les ministres trouvés sur place à la résidence de Médina. Il s’agit de :
  • Valdiodio Ndiaye, ex-ministre des Finances ;
  • Joseph Mbaye, ex-ministre des Transports et des Télécommunications ;
  • Ibrahima Sarr, ex-ministre du Développement ;
  • Alioune Tall, ex-ministre délégué à la présidence du Conseil, chargé de l’Information.
Ils ont été conduits au Petit Palais et au bout de trois ou quatre jours ils seront transférés à Bakel. Ainsi, l’épreuve du pouvoir devait conduire à la séparation d’hommes qui avaient, pendant dix-sept ans, scellé leur destin, au travers des difficultés et de l’adversité, été compagnons de la première heure et participé au premier rang au combat pour l’émancipation du peuple sénégalais.
Dès le 19 Décembre 1962, Senghor forme un nouveau gouvernement, de 13 ministres et de 5 secrétaires d’Etat, marqué par la récompense des principaux meneurs de la fronde contre Mamadou Dia et qui avaient été arrêtés, à savoir : Abdoulaye Fofana, ministre de l’Intérieur, Magatte Lô, ministre de la Fonction publique et du Travail, Moustapha Cissé, secrétaire d’Etat à la présidence de la République chargé des affaires réservées.
Cinq ministres retrouvent leurs anciennes attributions : Doudou Thiam aux Affaires étrangères, André Peytavin aux Finances et aux Affaires économiques, Alioune Badara Mbengue aux T.P. et aux transports, Emile Badiane à l’Enseignement technique et à la Formation des cadres et Amadou Racine Ndiaye secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Education nationale et de la Culture.
Ceux qui changent de portefeuille : André Guillabert devient ministre de la Justice, Amadou Cissé Dia est promu ministre des Forces armées, Amadou Karim Gaye prend en charge l’Economie rurale et Daniel Cabou secrétaire d’Etat auprès du ministère des Finances et des Affaires économiques.
Enfin certains font leur première entrée au gouvernement : Ibra Wane à l’Education et à la Culture, Dembo Coly à la Santé, Lamine Diakhaté ministre de l’Information et des Télécommunications, Demba Diop ministre de l’Education populaire, de la Jeunesse et des Sports, Khar Ndoffène Diouf secrétaire d’Etat à la présidence de la République chargé des liaisons avec le Parlement, Habib Thiam secrétaire d’Etat à la présidence chargé du Plan et du Développement.
Ainsi donc, cette crise de jeunesse de la démocratie au Sénégal clôt, définitivement, l’alliance entre les trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales, tant dans les différentes formations politiques que sont le BDS (pour Valdiodio Ndiaye et Abdoulaye LY) pour le BPS et l’UPS (pour Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly et Assane Seck) et pour le PRA – Sénégal (pour Abdoulaye Ly et Assane Seck), qu’au niveau du Conseil de Gouvernement (Valdiodio Ndiaye et Abdoulaye Ly) et à l’Assemblée territoriale (Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly et Assane Seck).
Témoignage de Mamadou Dia sur Valdiodio Ndiaye à la page 159 de son livre « Mémoires d’un militant du Tiers-monde »
« Valdiodio Ndiaye a été un des premiers Cadres dits Universitaires à rejoindre le Parti. Je crois pouvoir avancer que la confiance que je lui inspirais n’a pas été étrangère à son adhésion, à un moment où les intellectuels de sa génération nous combattaient, où se tenaient dans une réserve prudente. Je crois, aussi, pouvoir dire qu’il a toujours eu, pour moi, un attachement sentimental que je lui rendais bien. Il me rappellera souvent que j’étais intervenu après son doctorat – malheureusement sans succès – pour lui faire obtenir une bourse d’Agrégation. Senghor, Ibrahima Seydou Ndaw, Seydou Nourou Tall et d’autres me reprocheront de faire de Valdiodio mon chouchou. Je dois avouer que le personnage m’a conquis dès les premiers contacts. Esprit libre et indépendant, tempérament chahuteur, il avait prouvé, par sa loyauté et sa fidélité, qu’il méritait bien la place que je lui faisais parmi mes collaborateurs. Jamais je n’avais décelé chez lui la moindre trace de mesquinerie. Il a été un de ceux qui m’avaient convaincu d’accepter la Vice – Présidence, en 1957. Il viendra me supplier de garder encore le Secrétariat Général du Parti lorsque, dans un moment de découragement et de lassitude, j’envisageais de m’en décharger. Sans avoir jamais été un inconditionnel – ma chance est de n’avoir pas d’amis inconditionnels – il n’hésitait pas à m’apporter son soutien chaque fois qu’il était convaincu de la justesse de mes positions. C’est pourquoi nous n’avons jamais eu de contentieux personnel… cet être entier, innocent, viscéralement optimiste que sa bonne foi et sa spontanéité rendaient, hélas, vulnérable ».
Elhadj Ibrahima NDAO,
Auteur de « Sénégal, Histoire des Conquêtes Démocratiques » 535 pages, NEAS 2004

eindao@yahoo.com