Souleymane Bachir Diagne : Ni Vestale, ni Ariel
Souleymane Bachir Diagne
Ni Vestale, ni Ariel
De notre correspondant au Gabon
Le destin d’un esprit si brillant au point que son œuvre illumine dans l’universel le ciel des idées n’est pas de faire comme tout le monde ou de réagir comme tout le monde le voudrait ; son destin est de reposer sur le malentendu, l’insolite et l’inattendu, même s’il n’est ni Vestale, ni Ariel. Il ne vit certes pas dans une tour d’ivoire, mais est-il obligé d’être dans le coup, tant que sa réflexion n’est pas une légitimation de l’innommable ?L’engagement politique est-il le seul moyen judicieux et responsable pour refuser un ordre injuste ?
Souleymane Bachir Diagne s’est engagé jusqu’aux coudes dans d’autres chantiers où il a livré bataille et remporté des victoires successives. Oui, il combat dans le champ de bataille noétique, celui de l’intellection, de la cognition sur des problématiques dont l’intérêt philosophique, économique, culturel, politique est indéniable. Un seul exemple de cette réflexion universelle : l’essai “Comment philosopher en islam ?” Avec cet essai, SBD montre l’accessibilité de la pensée islamique aux questionnements philosophiques, donc à l’universel, coupant cour aux fumeuses théories conservatrices du repli et du renfermement. Ce décloisonnement de la réflexion islamique, longtemps otage d’esprits rétrogrades et dogmatiques, est une œuvre révolutionnaire.
Au Moyen-âge, l’Eglise officielle romaine ne tolérait pas de telles innovations intellectuelles ou philosophiques ; l’institution inquisitoriale avait envoyé au bûcher tant de libres penseurs comme Giordano Bruno, Michel Servet ou même Calvin : toute interrogation ou questionnement sur la religion est considéré comme un acte hérétique. Certains détracteurs islamologues n’ont toujours pas compris cette hardiesse du penseur sénégalais. L’Islam n’a pas peur d’une réflexion sur lui car il est critique et a toujours secrété une pensée critique en son sein comme les Motazalites. Souleymane Bachir Diagne a apporté ainsi sa contribution au rayonnement de l’islam contemporain en nous révélant ses devanciers dans cette perspective prospectiviste, mais surtout en se positionnant comme épigone valeureux d’Avicenne, Avéroés, Mahmoud El Ghazali, Mouhamad Iqbal.
Finalement, c’est quoi l’engagement d’un penseur ou d’un intellectuel ?
SBD, en faisant siennes la maxime de Protagoras d’Abdère ” L’homme est la mesure de toute chose” et celle de Terence “Rien de ce qui est humain ne doit m’être étranger “, clarifie sa casquette de philosophe humaniste contemporain, de butineur de sagesse. Lui reprocher de n’avoir pas couché une ligne fielleuse contre un pouvoir tyrannique comme celui de Macky Sall ne peut nous autoriser à crier le scandale sur lui, d’autant plus que son “silence” sur ce point ne peut jamais être assimilé à une complicité ou une indifférence.
Souleymane Bachir Diagne n’est pas une voix intellectuelle renouvelable. Ce n’est pas parce qu’il y a un ordre politique nouveau qu’il faut trier sur le volet l’ordre intellectuel en vigueur, sélectionner, expulser ou choisir de vouer aux gémonies. C’est vrai : les intellectuels sont toujours associés aux mouvements sociaux, ils en sont quelquefois les inspirateurs ou les défenseurs. Jules Michelet et Edgar Quinet ont énergiquement participé au combat républicain et ont même pris part aux premières réunions saint-simoniennes et à la révolution de févier 1848 ; Sartre a rendu responsable Flaubert de la répression de la Commune …Pourtant, dans la même période, Rimbaud, de sensibilité communarde, catalogué batailleur contre la vieillerie poétique, avait raconté dans un poème violent intitulé “L’orgie parisienne ou Paris se repeuple”, le retour des bourgeois sur Paris après l’échec de la révolution du fait de la répression versaillaise. Pour autant, faudrait-il passer à l’obsession manichéiste au point d’exclure SBD d’avoir fortement contribué à donner corps aux espérances républicaines et lui dénier toute possibilité de faire chorus avec le peuple de la rupture ? Assurément non !
“La rupture des amarres” prophétisée par le poète dissident est donc une version de la révolution citoyenne sénégalaise de mars 2024. Celle-ci est l’aboutissement d’un long processus dont les ingrédients ne sont pas seulement politiques. Les poussées réflexives, les menées syndicales, les combats politiques, la société civile, l’université…ont fécondé une opinion progressiste qui, au-delà des séquences historiques qui ont rythmé la vie du peuple sénégalais, a inspiré la geste juvénile victorieuse de mars 2024 sur la vieillerie politique social-démocrate et libérale.
Souleymane Bachir Diagne qui a blanchi sous le harnais de l’héroïsme de l’esprit reste un patrimoine intellectuel national libre à qui veut de lui reprocher sa posture durant les événements tragiques qui ont secoué le Sénégal de 2021 à 2024. L’intellectuel se nourrit du malentendu, telle est la sagesse que nous a inspiré ce débat sur ce brillant sujet qu’est Souleymane Bachir Diagne.
Alioune SECK,
Bargny