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Raisons des cœurs: Une nouvelle de Habib KÂ Bureau régional de Matam Thilogne

On se rappelle, vaguement, quand et comment Bocar a atterri au village de Ar Won.

Aussi longtemps qu’on puisse remonter dans le temps, les anciens se hasardaient à dire que Bocar venait du Mali, qu’il parlait quand cela lui chantait le Bambara, le Sarakholé. Il s’exprimait dans un Poular parfait, que ne saurait le faire ceux qui s’en réclament de souche, le Wolof également, avec ses proverbes savants, avec une excellente diction.

Certains racontent avoir vu Bocar, pour la première fois, descendre d’un “Taraasiit” avec de lourds baluchons, par une nuit orageuse, en plein milieu du marché. Il faisait, en ce temps, un commerce assez particulier : il vendait des poudres de piment, de l’oignon asséché, du poivre en grains, des cauris et autres curiosités exotiques dont lui seul connaissait le secret de la source de son ravitaillement.

La nuit, ceux qui trainaient tard les pieds aux abords du marché avaient l’habitude d’entendre des murmures de conversations venant de son étal qui servait, en même temps, lieu de domicile. Il n’élevait jamais la voix, il ne riait pas ; toujours est-il qu’il parlait et, disait-on, avec les esprits, la nuit.

Le lendemain, au grand matin, il devenait entier, vendant ses marchandises, sans aucun souci.

Puis un jour, Bocar fut dépossédé de tous ses biens par des jeunes du quartier devenus accros au chanvre, aux liqueurs que vendait la Sonadis.

Cette nuit-là, Bocar criait très fort, pleurait, gémissait jusqu’à aller perdre son âme, se martelant de coups de poings durs sur la poitrine.

– Moi Bocar Hamady, coupant la phrase, tournant la tête de gauche à droite, des flots de larmes coulant drus sur ses joues, pour le sol.

Bocar venait de tout perdre, la raison même de son existence. Ce commerce qu’il affectionnait, qui l’occupait, l’équilibrait et le tenait à la vie.

Depuis, Bocar ne parle plus, restant silencieux toutes les journées, toutes les nuits dans son coin, ravalant sa salive, ses colères, ses désespérances. Puis, les jours se succédant aux jours, il est rentré dans un silence sourd, en retrait dans un coin d’une case en ruine, tenant fébrilement de toit à cet homme venu de nulle part, inconnu de tous, mais qui fait partie de l’âme du marché.

Puis, après de très longues années, Bocar, tard dans la nuit, quand les esprits du jour s’assouplissaient sur les bras de Morphée, rasait les murs, et brouillait les pistes pour se terrer dans une case abandonnée, loin des yeux et oreilles indiscrets, face aux bonheurs de la quiétude des intimités désirées.

Bocar revenait à la vie. Une flamme salvatrice illuminait un cœur endurci, longtemps éteint. il vivait intensément ses jours comme les derniers d’un supplicié.

Bocar vivait dans une harmonie sublime,

Jusqu’au jour où un curieux découvrit le manège des tourtereaux.

Diéwo jura de ne pas se laisser arracher son trésor

Dénonçant l’hypocrisie des hommes qui ont une double vie et sont les premiers censeurs des consciences.

Bocar et Dialagui continuaient donc de protéger jalousement le secret de leur jardin, à l’abri des commères et des curieux.

Un jour, un groupe de jeunes filles s’était pointé à la partie béante de la case, taquinant la femme en train de soupirer sur un amas de baluchons, d’objets hétéroclites, dispersés çà et là, comme si pour la squatter des lieux, le désordre faisait le charme, le concon d’une paix intérieure, dont seule pouvait apprécier la quintessence, sans pouvoir la partager. Un havre de bonheur.

Et une des filles, la plus incontrôlée, de l’assommer de questions :

– Dialagui, Dialagui qui est ton mari ? Insistait-t-elle en riant de tout son soûl puis tirant le pied de la pauvre.

– Dialagui, dis-nous enfin qui est ton mari, trépignant sous un éclat de rires.

Dialagui, irritée, de répondre à demi endormie et dérangée dans sa quiétude :

– Ton père, Elimane Boulba. Tu entends. Pars lui demander, s’il nie reviens vers moi.

Paroles de folle ? L’adage dit : « Craignez ce qui est murmuré, ou tu ».

Le ciel semblait se dérober sous les pieds de cette écervelée jeune fille et de ses camarades de jeu.

Toujours est-il que le groupe sonné quitta les lieux sans demander son reste.

Dialagui était femme, corpulente, un nez bien accroché, un teint métissé, toujours propre, les habits nets, que tout homme ne repousserait pas d’un revers de main.

Elle a ses heures de crises qui interviennent souvent vers 2 heures, 4 heures du matin, où les jeudis nuit, veilles des vendredis saints.

Tout se raconte autour d’elle : orpheline de mère, elle a été envoûtée par sa marâtre, un an après la mort de celle-ci, elle avait six ans. Un autre de dire qu’elle était fiancée, dotée, le mariage scellé, elle refusait de regagner le domicile conjugal. Le mari, rancunier, promit à qui veut l’entendre que jamais elle n’entendrait “Al xayri”, plus jamais elle ne sera elle-même.

Des questions hasardeuses qu’on lui pose sur sa vie sentimentale avec Bocar, elle établit la distance remarquable, un sourire narquois. Dialagui trouvait toujours une réponse bien ajustée qui faisait mal. Des phrases pleines de sous-entendu entendus sur la moralité très débridée de ses interlocuteurs. Elle franchissait les enfants pour tourner en dérision leurs géniteurs, parce que femme silencieuse, oubliée, elle est la boîte noire du marché Ar Won, témoin de tout, des meilleures comme des pires histoires secrètes.

Un jour, le conseil des sages se réunit pour dire que nous avons manqué à notre devoir de veille et d’alerte sur nos populations, sinon ce genre de choses n’allait jamais se produire dans nos terres. Hélas, c’était dans les prédestinations pour se justifier, termina l’orateur du jour.

Après tout, soupira-t-il longuement avant de décréter : « L’enfant naitra. Il a un père Bocar et une mère Dialagui, il s’appelera Alaa Inde ».

Thilogne,

13 mai 2021