Philo-folie en français facile
Philo-folie en français facile
Dans la compréhension populaire, être philosophe, c’est accepter le désordre du monde, morne comme ces vaches suisses regardant, impassibles, les trains passer. « Je me livre en aveugle au destin qui me mène », comme dit Oreste dans Andromaque de Jean Racine.
Le tout premier écrit de Souleymane Bachir Diagne, en 1985, reflète cette âme pessimiste : « Chimène n’épousera jamais Rodrigue », écrit-il en effet dans Le Devoir, se fiant plus à ce que dit la dame elle-même :
« Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi,
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi ».
Cette extériorité à soi, cette soumission à une force spirituelle reposerait dans une sorte de péché originel de ces saints tous pécheurs aussi. La prodigieuse carrière intellectuelle de Souleymane Bachir Diagne confirme-t-elle ces intuitions de jeunesse ?
Alioune Seck de Bargny, actuellement au Gabon, ne fait pas de l’homme SBD Cerbère ou Ariel, au sens hébraïque de Lion de Dieu. Autrement dit, Souleymane Bachir Diagne n’est pas le gardien du temple mais plutôt le prophète Noé, pour rester dans le spirituel. Noé = Nous + Noé, ce qui entraîne deux grilles de lecture. Et s’y ajoute une autre perspective dans le débat : avec ce nom, l’allusion au Prophète Noé sera la grille analytique intertextuelle ou une sorte de palimpseste qui orientera la lecture. C’est heureux et c’est heuristique ! Seck, lui : « Quant à moi, je faisais allusion au Nous grec (logos, raison), par opposition au soma (le corps) ; c’est très bien, d’autant plus que l’histoire de Noé…est glorieuse ».
Émotion hellène, raison nègre ? Non : Souleymane Bachir Diagne se perçoit comme une matière molle, esprit tout en chair, en os et en sang, proche du Créateur, un timonier avec son arche. Greffier, enrôlez pour le jugement dernier !
_____________
Son tout premier article dans Le Devoir
SUR LE… DEVOIR
C’est le philosophe Alain qui nous offre cette très belle interprétation de la parabole biblique du figuier, l’arbre qui répond à la faim du Fils de I’Homme que « ce n’est pas la saison » ; c’est le fonctionnaire d’administration pour qui, avant l’heure, ce n’est pas l’heure, et après l’heure, ce n’est plus l’heure. Ce que je dois faire, je devrais l’accomplir de telle heure à telle heure et dans des limites assignées.
Seul le fonctionnaire, c’est-à-dire l’esprit fonctionnaire, connaît ce « devoir-là» qui peut être accompli. Le devoir qui n’est pas une caricature, ce que devait le figuier, c’est celui qui ne saurait jamais se dire achevé, celui qui se pense toujours en-deçà de soi-même. Il est dans sa nature même de toujours manquer à soi : il est, en un mot, fait de la même étoffe que le sentiment religieux.
« Même s’il n’y a jamais eu sur terre d’action morale », dit Kant, et cela est profondément religieux. Qui pourra véritablement dire : « J’ai fait mon devoir » ? C’est-à-dire : « Je suis quitte, j’ai été l’auteur d’une action conforme à la loi morale » ? Une volonté sainte ? Mais, derechef, quelle volonté pourra se dire sainte ?
C’est la nature même du devoir, et non quelque coquetterie inconsciente, qui veut que les plus grands saints de toutes les religions se sont toujours pensé aussi les plus grands pécheurs. Parce qu’ils connaissent sans doute ce qui fait l’essence du Devoir, et qu’il nous est toujours demandé infiniment plus que nous ne pourrons jamais donner.
Qu’on n’aille pas penser qu’il ne s’agit ici que de religion, lorsqu’on déclare que le Devoir est toujours inaccompli. Pourra-t-on vraiment croire qu’il viendra un jour où Chimène jugera son Devoir achevé et venu le jour de n’y plus penser pour épouser Rodrigue ? Le Devoir est bien plutôt une machine infernale qui lui commande de toujours mettre entre Rodrigue et elle un Dom Sanche. Chimène n’épousera jamais Rodrigue.
Souleymane Bachir DIAGNE
Le Devoir No 4, mars 1985, PAGE 2