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Littérature: Porté disparu Une nouvelle de Habib KÂ, Thilogne

Il avait trois ans quand ma sœur décéda, suite à un accouchement difficile, sans assistance. Mariée très jeune, à l’âge de quinze ans, dans la famille. Hélas, elle était maintes fois violentée, tabassée, laissée pour morte. Son époux avait tous les droits sur elle.

Et chaque fois qu’elle fuyait le domicile conjugal pour la maison paternelle, pressions et réprimandes étaient faites sur elle, de retourner illico presto auprès du mari que la Providence lui avait choisi.

Il va me tuer, disait-elle, entre sanglots de désespérée.

Ne te fatigue pas, lui rétorquaient-ils, chaque fois. Tu as quitté le domicile familial, en blanc, jeune fille immaculée, tu ne sortirais de celui de ton époux qu’une fois enveloppée dans un linceul pour ta tombe.

Personne n’intervenait, personne ne raisonnait ce paranoïaque de mari, jusqu’au jour où la cruauté atteignit son paroxysme. L’acte fatal : Kodoyel, notre benjamine, en grossesse avancée, sur une charrette, se vidait de son sang avant d’atterrir entre les mains des matrones de la case de santé. Ifra, le mari, dans ses excès de furie, lui avait, la veille, assené un coup de pied au ventre.

Action en justice contre le mari irresponsable ? Un arrangement fut vite trouvé, l’affaire étouffée.

Quelques trois jours après, la sœur quitta ce monde, soulagée, libérée de ses chaînes, me confiant mon homonyme.

Depuis ce jour, il est près de moi, sur mon dos, sur mes épaules, de mes yeux imbibés de tendresse, je voyais croître ce petit bout de chair, telle une fleur épanouie.

A dix-huit ans, Aamadel est devenu presqu’un homme, plein d’énergie et de talents.

Je me surprends encore en train d’écouter sa voix décliner à la pelle des proverbes ou citations. Des commentaires de ses compagnons d’âge, qui magnifiaient son intelligence, son courage, son éloquence, fuitaient jusqu’à mes oreilles d’oncle comblé.

Aamadel, Aamadel, était sur toutes les lèvres, dans toutes les oreilles des grands et petits de notre hameau.

Puis un jour, un vendredi matin comme tous les autres, Aamadel est sorti de sa chambre vers les coups de neuf heures. Le soleil dardait ses premiers rayons de feu sur Ndaga.

La veille, Il était parti avec ses compagnons d’âge, à dos d’âne, jusqu’aux bords fertiles du Lombéré, chercher du bois de chauffe. Rentré au petit matin, il fut troublé dans sa quiétude par des poules qui caquetaient et picoraient autour de sa case, des bêlements de brebis dans l’enclos attenant.

Aamadel se résolut alors d’aller à la rivière se rafraichir le corps.

Des heures, puis de longues heures passèrent, on ne vit point Aamadel pointer. Des hommes revenus de la prière du vendredi, pas de Aamadel parmi. C’est à ce moment que des pressentiments commencèrent à m’envahir, des idées sombres, que je me pressais d’ailleurs d’effacer de ma tête.

J’accélère le pas, direction Belguel où il a été aperçu pour la dernière fois. Sur les lieux, montée d’adrénaline : l’ensemble demi-saison bleu qu’il portait, posé sur les sandales, ses gris-gris dessus.

Plus d’équivoque. Il faut se mettre à l’évidence que quelque chose d’assez grave est en train de se produire quelque part, non loin de là.

Les jeunes qui me suivaient derrière entamèrent les recherches. Ils plongeaient jusqu’au fond des profondeurs et revenaient avec de la boue. Ils ne rencontrèrent aucun corps étranger.

Quand le disque solaire commença à plonger à l’horizon, j’invitai tout ce monde à regagner le village et à patienter trois jours.

Oui trois jours : s’il est encore dans l’eau, au troisième jour son corps émergera à Biidal.

Le troisième jour arriva ; avant l’aube, tout le village s’y donna rendez-vous. Point de corps en décomposition qui flotte.

C’est alors Jaltaabhe, le patriarche des pêcheurs, maître des eaux qui nous tient ce discours.

– “Parents, sachons raison garder. C’est Dieu qui avait donné”.

Respirant profondément, avant de continuer :

– “Puisque nous n’avons pas retrouvé le corps, nous devons considérer, pour le moment, Aamadel comme une personne disparue”.

Et d’enchaîner un discours logique, rassurant.

“Nous connaissons tous ce que vaut ce brave garçon, ce qu’il peut aussi. Nous ne lui connaissons aucune maladie invalidante, aucune graine de folie, aucune déviance.

Si nous ne l’avons pas recueilli ici (il s’arrêta un instant, se parlant à lui-même, puis s’adressa à la foule médusée) : « C’est que Aamadel ne s’est pas noyé. Oui, Aamadel n’est pas mort.

Aamadel est dans un autre monde que vos yeux de profanes ne voient pas.

Puis, comme se parlant à lui-même, presque en murmures :

Aamadel est dans le monde aquatique. Remettez-vous à Dieu et priez pour lui ».

Sur ce, la procession prit la direction du village pour observer la période d’attente nécessaire, avant de déclarer le décès.

Et moi, dans ma solitude, Aamadel, comme à ses trois ans, se manifeste, pour me rassurer qu’il est est bien, dans son monde, un monde féérique.