Dia devant la Haute Cour : La bande des 5
NI « Le choix » facile de Magatte Lô (« Le Devoir » N° 17), encore moins les trous de «mémoire » de Mamadou Dia lui-même (« Le Devoir » Nº 20), ni, a fortiori, le « Panorama » de Mansour Ndiaye Bouna n’ont permis d’y voir clair dans les événements de 1962, première crise fondamentale du Sénégal indépendant.
Serait-il alors possible, épistémologiquement, de deviner les raisons profondes et les motivations réelles de la crise qui affecte depuis hier toutes les tendances consensuelles d’aujourd’hui ? Nous le croyons.
Une grande injustice a été commise deux ans à peine après l’indépendance de notre pays. Elle a secoué non seulement les principaux acteurs d’antan qui, heureusement, sont presque tous encore vivants mais aussi et surtout notre génération post-indépendance qui forme présentement les cadres de ce pays, même si, êtres séraphiques et hermaphrodites, nous nous complaisons dans toutes les situations possibles.
Cette génération ne comprend pas que rien n’ait encore été tenté pour remettre principalement le président Dia dans ses droits, au-delà d’un certain folklorisme démocratique. Nous voulons partiellement battre pareille position en brèche.
Le texte que vous commencerez de lire dans le présent numéro est un document ; il est vieux de 23 ans en cette année 1987 et constitue la trame jouée du drame de 1962.
Notre souci reste que vous puissiez, à travers les interrogatoires, vous faire votre propre religion sur les causes latentes ou manifestes de l’affaire Mamadou Dia. Sans qu’il soit nécessaire de rouvrir des plaies qui se cicatrisent mal à cause de l’injustice qui frappe encore le président Dia. Faites-vous votre propre idée sans haine ni passion puisqu’il faut désormais dépasser la situation platonique d’antan réduite à une simplification manichéiste de la réalité politique.
En cherchant vous-mêmes la réalité, vous respecterez l’histoire, notre propre histoire viciée par les incidents ayant conduit la IIIème République. Aucune possibilité de cohésion ne saurait émerger lorsque les causes de nos dissensions intestines sont encore vives dans nos mémoires qui refusent obstinément d’oublier le parjure.
Ce document est unique, complet et vivant qui retrace le procès du président Mamadou Dia jour après jour.
L’ex-président Mamadou Dia et ses anciens ministres ont comparu aujourd’hui devant la Haute cour
de Justice
Texte : Mamadou Seyni MBENGUE
Saisie : Mamadou DIENE
Co Agence de Presse Sénégalaise
in Le Devoir Nos 31 et sq, juillet à septembre 1987
DAKAR – 7.5.63 – « Accusé Mamadou Dia, voulez-vous décliner vos noms, prénoms, âge et qualité ?
-51 ans, né à Khombole marié, 7 enfants.
L’homme en caftan, debout à la barre, qui vient de répondre ainsi au président, a assumé jadis la plus haute charge du gouvernement. Il comparaît aujourd’hui devant la Haute Cour de Justice pour y répondre de l’accusation d’avoir, le 17 décembre 1962, étant président du conseil, perpétré un coup d’Etat, en expulsant par la force les députés réunis à l’Assemblée Nationale pour y délibérer régulièrement, d’avoir fait arrêter arbitrairement 4 députés de cette Assemblée, et fait cerner le Palais de la République par l’Armée, dans le but d’empêcher le chef de l’Etat d’as- surer le fonctionnement normal des institutions de la République.
Quatre de ses anciens ministres comparaissent en même temps que lui sous l’accusation de complicité: Valdiodio Ndiaye, ex-ministre des Finances, Ibrahima Sarr, ex-ministre de l’Economie Rurale, Joseph Mbaye, ex-ministre des Transports et des Télécommunications, et Alioune Tall, ex-ministre de l’Information.


UN PROCES HORS SERIE
Cette requête de l’avocat de la défense sera rejetée, après que la Cour se sera retirée pour statuer. «Le tribunal, déclare le président d’une voix ferme, rejette la demande de la défense, étant donné que les motifs invoqués ne se trouvent réunis chez aucun des juges mis en causes. Ce sera également l’opinion de l’avocat général qui déclarera que «la cause n’est pas fondée, les députés-juges ayant signé la motion de censure dans l’exercice normal de leurs fonctions».
LA haute salle coupée sur l’un des côtés de larges baies vitrées, aux murs tapissés à mi-hauteur de bois verni, habituellement réservée aux séances de la Cour Suprême est archi-comble : membres du corps diplomatique accrédité à Dakar, représentants de la Presse nationale et internationale, écrite, parlée et filmée, et plus loin sur les bancs, derrière les barrières de bois qui marquent l’entrée de la salle et dans le balcon, le public anonyme, silencieux, tendu par une curiosité intense. Derrière le prétoire, en face des accusés, six hommes en civil, les six juges de la Haute Cour de Justice choisis par les membres de l’Assemblée Nationale, entourant un homme en habit de justice, drapé de sa toge rouge écarlate à col d’hermine, le conseiller Ousmane Goundiam, le chef d’orchestre de ce procès hors série.

Procès hors série parce que c’est la première fois, dans la récente histoire constitutionnelle du Sénégal, que se réunit la Haute Cour de Justice dont le puissant appareil ne se meut que pour juger le chef de l’Etat, les membres du Gouvernement coupables de haute trahison. Procès hors série, parce que les charges qui pèsent sur les accusés sont terribles : elles vont de la peine capitale, aux travaux forcés à temps ou à perpétuité, en passant par le bannissement, la déportation, la relégation et la déchéance des droits civiques.
Dès l’ouverture, aujourd’hui à 9 heures de ce procès qui s’annonçait plein de péripéties, Me Abdoulaye Wade, l’un des avocats des accusés, fait des réserves sur l’impartialité de certains membres de la Cour, en l’occurrence les députés Abbass Guèye, Mady Cissokho, et Théophile James qui, selon lui, étaient à la fois juges et parti. Il invoque à l’appui de sa thèse l’inimitié ouverte qu’ont toujours manifestée les personnes en cause à l’égard de l’ex-président du conseil qu’ils avaient maintes fois vitupéré en termes violents, au cours de réunions politiques. Il fait appel à la conscience des trois députés cités, signataires de surcroît de la motion de censure, pour qu’ils se récusent, et demande à la Cour de prendre acte de sa déclaration.
Cette requête de l’avocat de la défense sera rejetée, après que la Cour se sera retirée pour statuer. “Le tribunal, déclare le président d’une voix ferme, rejette rejette la demande de la défense, étant donné que les motifs invoqués se trouvent réunis chez chacun des juges mis en cause”. Ce sera également l’opinion de l’avocat général qui déclarera que “la cause n’est pas fondée, les députés-juges ayant signé la motion de censure dans l’exercice normal de leur fonction“.
LES TEMOINS DE L’ACCUSATION
APRES la lecture de l’acte d’accusation par le président, c’est l’appel des accusés qui déclinent à tour de rôle, à la barre, leur identité, puis celui des témoins de l’accusation. Une dizaine environ. Tous ont été mêlés de près aux douloureux événements du 17 décembre, et y ont pris une part active, parfois déterminante, grâce aux hautes fonctions qu’ils assumaient : Babacar Bâ, directeur de cabinet de l’ex-président du conseil.
Il a effectivement conduit, sur ordre de M. Mamadou Dia, au domicile de l’ex-ministre Ibrahima Sarr où se tenait une réunion, le directeur de la sûreté nationale, le chef de la sécurité, le commandant de la Garde Républicaine, le directeur de la Gendarmerie. Mais il précise que la présence de ces derniers au domicile de l’ex-ministre Sarr n’avait aucun rapport avec la réunion qui s’y tenait. Il explique la convocation de ceux-ci par le désir de l’ex-président Dia de prendre des mesures de sécurité, des mouvements de popula- tion, de la banlieue vers le Centre de Dakar, ayant été signalés comme probables par le sûreté.
Le président intervient :
– « Avez-vous effectivement donné des instructions pour faire arrêter Lamine Diakhaté et le journaliste Paul Benoît qui se trouvaient à la Radio ?
– J’ai transmis un ordre prescrivant de s’opposer à l’entrée de toute personne venant de l’extérieur, répond le témoin.

Le président Ngoundiam évoque alors l’arrestation des 4 députés de l’Assemblée. «Vous avez transmis l’ordre de leur arrestation par un simple morceau de papier. Ce procédé n’a-t-il pas heurté votre conscience ? Vous a-t-il vraiment paru régulier, légal?
On constate un certain embarras chez le témoin qui se retranche derrière les ordres qu’il avait reçus.
L’un des avocats de la défense, M Baudet, intervient pour démander la lecture des pièces 4 et 18 du dossier. Celles-ci, qui sont des fiches de renseignements de police, ont trait aux mouvements de population signalés comme possibles, à la décision prise au cours d’une réunion au Palais de la République de déposer la motion de censure, de boycotter la réunion du bureau politique, et de faire démis- sionner certains ministres.
Le témoin suivant est M. Ousmane Ngom, vice-président de l’Assemblée Nationale, secrétaire politique de l’U.P.S, l’un des quatre députés arrêtés le 17 décembre sur les ordres de M. Mamadou Dia. Il relate les circonstances de son arrestation avec trois de ses collègues. Un dialogue aigre-doux s’instaure bientôt entre la défense et le témoin sur l’opportunité de faire du bureau politique. Le président précise que c’est volontairement que cette réunion a été tenue sous silence dans l’ordonnance de renvoi et que le témoin est entièrement libre de ne pas en parler, mais que s’il l’évoquait, les avocats et la Cour seraient en droit de poser des questions.
Finalement, il fut décidé d’abandonner, ou tout au moins de réserver cette question, celle-ci risquant de soulever des controverses inutiles qui ne contribueraient nullement à jeter plus de lumière sur l’objet du débat.
C’est ensuite M. Ibrahima Sow, ancien directeur de cabinet du ministre de la Défense, actuel gouverneur de la Défense, actuel gouverneur de la Région de Thiès, qui se présente au prétoire. Il est invité à déposer sur les faits énoncés dans l’acte d’accusation, mais il préfère qu’on lui pose des questions précises.
A la question du président : «Quelles sont les mesures auxquelles vous avez été associé le 17 décembre ?, il entrera dans le vif du sujet : “On m’a demandé d’intervenir auprès de l’Etat-Major de l’Air pour mettre un avion à la disposition des quatre députés arrêtés et assignés à résidence dans diverses localités du fin fond du Sénégal. Je me suis arrangé pour dire que l’un des deux (C.47) dont nous disposions était mis à la disposition d’une mission russe effectuant des études pédologiques le long du fleuve Sénégal et que l’autre était en panne. Quant aux deux autres Broussards restants, il était matériellement impossible d’y transporter les 4 assignés à résidence et leur escorte réglementaire, d’autant plus que ceux-ci devaient prendre des directions différentes ».
Remarque piquante du président qui constate : «En somme, c’est à vous que les 4 députés doivent de n’avoir pas été transférés ? ». Haussement d’épaules du témoin qui déclare : «Je ne sais pas. J’ai fait ce que je devais faire ».
Un second duel s’établit entre la défense, le témoin et l’accusé Valdiodio Ndiaye, sur une réquisition du président Senghor requérant le groupement «Parachutistes» à assurer sa sécurité et la garde du Palais et plaçant le Colonel Diallo à la tête de ce groupement, réquisition que le président du conseil aurait pris à son compte, «avalisée» selon l’expression savoureuse de Me Badinter, pour faire assurer, par une autre réquisition analogue, la sécurité du chef de l’Etat. Lecture est donnée de ce document qui existe dans le dossier.
Le quatrième témoin cité à la barre est un homme de 52 ans, appuyé sur une canne et qui boîte, ayant un pansement au pied. Au milieu du silence profond qui emplit la salle, il s’avance lentement vers le prétoire. C’est l’ex-Général Amadou Fall, ancien chef d’Etat-Major Général de la Défense, actuellement rayé des cadres. Il était en tournée d’inspection à Podor, lorsqu’il fut invité à regagner Dakar, où la situation paraissait «anormale». Il fait une longue déposition (environ 20 minutes) sur les événements du 17 décembre et ceux qui les ont précédés, depuis son retour dans la capitale, après avoir interrompu sa tournée d’inspection à Podor.
– «Vous aviez été déposé, déclare le président, et vous continuiez quand même à vous mettre à la disposition de l’ex-président Dia, alors que le chef de l’Etat, suivant l’article 24 de la Constitution, est le chef des forces armées et avait de surcroît repris le commandement des armées ». L’ex-Général répondra que M. Mamadou Dia était son chef hiérarchique et qu’il lui était devait obéissance tant qu’il restait président du conseil, ministre de la défense.
Vives controverses, mais dénuées de toute passion de mauvais aloi, entre le président et les avocats sénégalais de la défense qui soutiennent qu’aucun article de la Constitution ne stipule expressément que le chef de l’Etat est chef des forces armées.
Il est ensuite reproché reproché au témoin d’avoir empêché le capitaine Preira de se rendre au Palais sur réquisition du président de la République. L’ex-Général reconnaît avoir dit au capitaine Preira de demeurer en réserve à Dial-Diop, d’autant plus que la garde du Palais de la République était déjà assurée.
L’avocat général ayant demandé au témoin l’interprétation qu’il donnait aux termes : “Le chef de l’Etat est le chef des forces armées” et les termes : “Le président du conseil dispose des forces armées“, Fall a répondu: “Pour moi, le président de la République est le symbole vers lequel se tournent l’armée et toutes les institutions de la République, comme il symbolise la nation et son drapeau. Quant au président du conseil, il est l’animateur de l’armée, celui qui donne les ordres, celui auquel le chef d’Etat Major général demeure directement subordonné. N’ayant pas été au courant d’un vote de l’Assemblée retirant sa confiance an président du conseil, je continuais donc à exécuter les ordres de ce dernier ».
Cette déposition de l’ex-Général Amadou Fall clôturera la première séance de ce procès, dont le président déclare à 13 heures la suspension des débats jusque dans l’après-midi à 16 heures.
UNE RECHERCHE CONSTANTE DE LA VERITE
IL convient de souligner avec bonheur le calme qui a régné de part et d’autre du prétoire, avocats de la défense et ministère public ayant fait montre tout au long des débats d’un souci évident d’objectivité, d’une recherche constante de la vérité, de tous les éléments susceptibles de jeter plus de clarté sur les faits reprochés aux accusés. Non, le visage que dame justice a offert aujourd’hui n’était pas celui austère et implacable que nous lui connaissons. C’était tout simplement le visage serein, mais ferme, d’un justicier laissant toute latitude à l’accusé, pour rechercher et présenter les éléments nécessaires à sa défense, permettant même aux avocats de la défense d’ergoter sur des détails. Voilà en vérité qui laisse augurer favorablement de l’objectivité et de l’impartialité de ce tribunal dont le chef de l’Etat avait affirmé plusieurs fois qu’il donnerait toutes garanties de défense aux accusés.
À la reprise à 16 heures, l’audition des dépositions du commandant Bâ Tamsir, commandant de la Garde Républicaine, du Colonel Diallo, chef d’Etat-Major des forces armées et du capitaine Fall, directeur de la Gendarmerie.
Les débats interrompus à 19 heures 15, reprendront demain 8 mai 1963 à 9 heures.
L’APRES-MIDI du mardi et la matinée de mercredi, dans le procès qui se déroule actuellement devant la Haute Cour de Justice où l’ex-chef du Gouvernement Mamadou Dia et quatre de ses anciens ministres, ont été essentiellement dominées par la comparution à la barre des témoins de l’accusation, mais quels témoins ! Pour la circonstance, l’audition – ouverte le matin par l’ex-Général Fall – de la série d’officiers de l’armée, de la Gendarmerie et de la Garde Républicaine, dont on sait le rôle déterminant dans le déroulement et le dénouement des douloureux événements de décembre, devait se poursuivre sans désemparer, sous la haute direction du président NGoudiam Ousmane plus à l’aise dans l’exercice de ses fonctions, devant un public correct et attentionné et une défense perspicace.
A 16 heures précises, la Cour, solennelle, fait son entrée. C’est le tour du Commandant Bâ Tamsir, commandant de la Garde Républicaine pendant les événements de décembre, de passer à la barre: « Je commandais la Garde Républicaine stationnée à Thiès ! J’ai été requis pour venir à Dakar et placer mes bommes à des endroits définis, pour des missions de maintien de l’ordre et de protection d’édifices publics et stratégiques ». Puis le témoin relate le rôle qu’il a joué dans l’harmonisation de la pensée et de l’action des différentes armes qui, pendant toute la journée du 17 décembre, semblaient, sinon en hostilité ouverte, du moins en net désaccord. On en vient à la rencontre sous le porche de l’Assemblée Nationale, le 18 à 3 heures du matin, entre le colonel Diallo, le commandant Bâ Tamsir, le lieutenant Ameth Fall, le Capitaine Niang, rencontre au cours de la- quelle les officiers auraient décidé de se rendre chez les présidents Lamine Guèye, Léopold S. Senghor et Mamadou Dia.
Avant cette démarche en vue, disent-ils, de trouver une issue à la crise, la décision avait été prise de faire rentrer toutes les troupes dans leurs cantonnements.
« L’Armée se devait de sauver l’honneur du Sénégal. et de conserver son unité. A aucun moment, le sang sénégalais ne devait couler ».
-Quel a été votre rôle le 17 décembre à l’Assemblée nationale ? coupe le président d’une voix autoritaire.
-J’ai exécuté les ordres que j’avais reçus et, sur réquisition spéciale, j’ai fait évacuer l’enceinte de l’Assemblée. Aucune insulte n’a été proférée à l’endroit des députés.
Puis on en vient à la terrible pièce du dossier selon laquelle le témoin aurait déclaré au président de la République qu’il avait reçu de l’ex-chef du Gouvernement l’ordre d’attaquer le Palais.
-L’ex-premier ministre ne m’a pas donné un tel ordre. Il avait simplement posé la question : Si on attaquait le Palais Présidentiel ?
-Vos déclarations sont contradictoires, rétorque le président Ngoundiam. Il ressort de votre journal de marche que vous deviez attaquer le Palais à 2 h 30 du matin. Votre journal de marche est donc un faux !(mouvements divers dans la salle).
Là-dessus intervient l’accusé Mamadou Dia qui nie avoir donné un tel ordre et explique que c’est sur son autorisation expresse que le capitaine Bâ Tamsir a entrepris de rencontrer le colonel Diallo en vue de trouver une solution de com- promis.
LE COLONEL DIALLO A LA BARRE
LE témoin suivant est un témoin de marque. Il s’agit du Colonel Diallo, actuellement chef d’Etat-Major général des forces armées sénégalaises. Aussi, dès que le président a ordonné de le faire entrer, la salle dans l’ensemble jette un regard intéressé en direction de cet officier supérieur de 51 ans à l’allure martiale qui s’avance et prononce d’une voix grave la formule consacrée : « Je jure de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Je le jure ».
– Faites le récit des événements tels que vous les avez vécus, déclare le président la Haute Cour.
– « Le 17 décembre à 10 heures, commence le colonel Diallo, j’ai été convoqué à la présidence de la République. J’en ai rendu compte à mon chef direct le Général Fall qui m’a autorisé à répondre à la convocation du chef de l’Etat. Le président Senghor m’a remis une série de documents que j’ai montrés au Général Fall. Au milieu de la journée, seconde convocation à la présidence de la République où l’on me remet le décret me nommant chef d’Etat-Major des forces armées et me donnant l’ordre de mettre le Général Fall en état d’arrestation. Celui-ci refusait de répondre depuis le début des événements à toutes les convocations du président Senghor».
Puis le Colonel Diallo raconte comment il a été amené à rencontrer les officiers sous le porche de l’Assemblée Nationale après les interventions successives des ex-ministres Joseph Mbaye et Valdiodio Ndiaye. Après quelques passes d’armes entre le président de la Haute Cour et la défense qui s’écrie : « Il s’agit pour nous de savoir si nos clients sont des criminels ou non », c’est au tour du capitaine Ameth Fall, commandant de la gendarmerie, de passer à la barre.
IL N’APPARTIENT PAS À LA GENDARMERIE D’ARRETER NI DE GARDER LES DEPUTES
Énervé semble-t-il par les questions insidieuses et subtiles des avocats, le directeur de la gendarmerie s’est toutefois efforcé de faire la lumière sur les événements tel qu’il les a vécus.
Convoqué dit-il le 15 décembre à 11 heures, par l’ex-président du conseil, il a reçu comme instruction de prendre toutes mesures de sécurité en vue de faire face à la gravité de la situation. Reconvoqué le 16 décembre au Building, il ne devait rencontrer le président Dia qu’au domicile de M. Ibrahima Sarr où se tenait une réunion à laquelle lui et les autres chefs des forces de sécurité également convoqués – (Gendarmerie, Police et sûreté) ne devaient pas participer. C’est à cette occasion que l’ordre leur fut donné d’établir leur quartier général au Commissariat Central. Il reconnaît avoir participé à l’évacuation de l’Assemblée Nationale mais précise qu‘il a refusé de procéder à l’arrestation des cinq députés ainsi qu’à leur garde.
– Pouvez-vous confirmer que l’ex-président vous ait donné l’ordre d’investir l’immeuble de la Radio ?
– Oui je le confirme.
– Vous a-t-il ordonné l’attaque du Palais Présidentiel ?
– Non ! il a demandé ce que j’en pensais et j’ai répondu que je n’exécuterais pas un tel ordre.
-Qu’avez-vous fait à la réception de la réquisition dont vous avez été l’objet de la part du président de la République !
– Je l’ai montrée à M. Valdiodio Ndiaye qui m’a conseillé de la remettre à l’ex-premier ministre, ce que je fis.
Puis c’est au tour du procureur général et surtout de la défense de « cuisiner » le témoin à propos de son journal de marche.
Après le capitaine Fall, l’audience devalt être levée à 19h 15 pour être reprise mercredi à 9 heures.
LA SEANCE DU MERCREDI MATIN
À la reprise, aujourd’hui 8 mai 1963 à 9 heures du matin, celui qui se présente à la barre est un jeune capitaine de 34 ans : Dey Momar Garry. Le matin du 17 décembre, il a été mis par le Général Fall à la disposition du Colonel Diallo comme officier de liaison. À ce titre, il allait jouer un rôle d’intermédiaire important entre le Général et le Colonel Diallo, puis entre le Colonel et les Officiers Bâ Tamsir et Ameth Fall qui commandaient respectivement la Garde Républicaine et la Gendarmerie. Il a participé aux côtés de M. Ibrahima Sow, ex-directeur de cabinet au ministère de la Défense, à la vaine recherche d’un avion pour permettre l’évacuation à l’intérieur du Sénégal des députés arrêtés le matin même à l’Asemblée Nationale.
Par ailleurs, lorsque les paras ont pénétré à l’intérieur du Building l’arme à la bretelle, c’est encore lui, en tant qu’officier, qui les a arrêtés au 8ème étage en leur demandant de rester calmes et d’attendre, avant d’agir, le dénouement des négociations en cours. Il faisait personnellement partie de la délégation d’officiers qui s’étaient rendus au domicile des présidents Léopold Senghor, Lamine Guèye et Mamadou Dia, pour leur rendre compte de la position de l’armée.
Qui a organisé la fraternisation de l’armée et de la Gendarmerie ? lui demande le procureur général.
– Il n’y a jamais eu d’opposition entre la Gendarmerie et l’Armée. Les officiers de ces différentes armes sont très proches les uns des autres. Il n’y a jamais eu de scission.
De son côté, la défense devait dire avant que l’intéressé ne quitte la barre : « Nous n’avons aucune question à poser à cet excellent témoin ».
FAITES DE VOTRE MIEUX
LE sixième officier qui se présente à la barre est le sous-lieutement Soulèye Ndiaye. De son récit, il se dégage qu’il a joué un rôle effacé consistant à la garde du domicile du président Lamine Guèye où se déroula le vote de la motion de censure qui devait entraîner la chute du gouvernement Mamadou Dia.
Le témoin suivant, plus attendu, est un des plus brillants officiers que comporte l’armée sénégalaise. Il s’agit du Commandant Preira, commandant la Compagnie des Parachutistes stationnés au camp «Marchand» à Rufisque.
Le 17 décembre au matin, il a dit avoir reçu une enveloppe émanant de la présidence de la République, enveloppe qu’il ne devait ouvrir que sur les ordres du président. Quelques minutes plus tard, c’est un coup de téléphone du capitaine Ly, aide de camp du président Senghor, qui l’autorise à ouvrir l’enveloppe. Elle contenait une réquisition de venir avec ses troupes pour défendre la personne du chef de l’Etat. Vers midi, il se rendit au Camp Dial Diop à Dakar avec ses hommes où il s’entretint avec le Général Fall qui lui donne l’ordre de ne pas bouger. Il se rendit alors à la Présidence de la République où le chef de l’Etat devait lui donner l’ordre d’occuper la Radio, l‘Assemblée Nationale, le Building Administratif, ce qu’il fit. Il a d’autre part procédé à la libération des députés arrêtés le matin et qui étaient détenus au Commissariat Central. « Tard dans la soirée, devait-il dire, « j’ai rencontré le Général Fall à la Radio et il me dit de faire de mon mieux ». Il a d’autre part participé à la réunion des officiers au porche de l’Assemblée Nationale le 18 à 4 heures du matin.
Le huitième et dernier témoin militaire, le Capitaine Ly, aide de camp du président de la République, a relaté le rôle peu important qu’il a joué dans le déroulement des événements. Il a confirmé avoir entendu le Commandant Bâ Tamsir dire : J’ai reçu de l’ex-premier ministre l’ordre d’attaquer le Palais présidentiels. Il a d’autre part donné d’autres détails sur ses propres activités, notamment le coup de téléphone qu’il a été amené à donner au Commandant Preira le 17 décembre à 10 heures pour lui indiquer qu’il pouvait prendre connaissance du contenu de la réquisition contenue dans l’enveloppe que le président de la République lui avait fait parvenir. L’audience, interrompue à midi et demi, devait être reprise dans l’après-midi du mercredi.
C’EST mercredi vers 11 h.30 que le premier témoin de la défense a été entendu dans le procès devant la haute cour de justice de M. Mamadou Dia et de ses co-accusés.
A la demande du président : -La défense a-t-elle un ordre à respecter pour l’audition des témoins ?, Me Abdoulaye Wade, l’un des avocats, se lève et déclare que les témoins peuvent être entendus au hasard, à l’appel du président et qu’au surplus la défense renonçait à l’audition de deux témoins. Pour quelle raison ? Me Wade ne le précisa pas.
Ce fut donc M. Adama Cissé, ancien médecin-chef du Repos Mandel, ex-directeur des Affaires Sociales au Ministère de la Santé, qui se présente à la barre comme le premier témoin de la défense. Il commença sa déposition d’une façon inattendue, insolite pour un témoin plaçant le débat dès ses premiers mots au centre de son « moi » personnel :
-On m’a accusé d’avoir participé à un complot…
– Vous ?, interrompit le président, surpris.
– Moi Adama Cissé, précisa-t-il d’une voix nette, a joutant toutefois : « Du moins, dans le cadre du Parti, on m’a accusé d’avoir participé à un complot ».
Quelques minutes d’hésitation et d’une voix forte, pathétique, l’ex-directeur des Affaires Sociales nous replonge dans les péripéties, les tractations et l’imbroglio politique, d’abord de cette journée du dimanche 16 décembre chargée de nuées et de crise en puissance, puis ensuite dans la dramatique journée du 17 décembre, il a assisté à une réunion chez l’ex-ministre Ibrahima Sarr, réunion consacrée à la préparation du conseil national convoqué d’urgence à Rufisque. A 10 heures, en pleine réunion, il apprend avec ses camarades, par l’intermédiaire du député Lamine Danfakha, que le conseil national était dépassé, les signataires de la motion de censure ayant décidé de passer la nuit à l’Assemblée nationale et de déposer leur texte le lendemain en séance pentière. Au cours de cette réunion furent arrêtées certaines mesures pour faire face à la situation nouvelle créée par le brusque revirement de ceux qu’on a appelés depui lors les «4».
– Quelles mesures ? demande le président Goundiam.
-Vous savez Monsieur le président, répondit le témoin embarrassé, il s’est tellement passé des choses au cours de cette réunion et le recul de temps ne me permet pas d’avoir une nette souvenance de ce qui a été dit, mais je crois me rappeler coûte que coûte que les députés ne se réunissent, au besoin de les expulser par la force.
Des trous de mémoire ?
L’UN des accusés, l’ex-ministre Ibrahima Sarr, se lève et, sur l’autorisation du président, procède à une mise au point.
– Je crois nécessaire, dit-il, de rafraîchir un peu la mémoire au témoin, car il s’est produit une méprise dans son esprit. C’est incidemment que l’affaire des députés signataires a été évoquée au cours de la réunion après l’information fournie par M. Lamine Danfakha. Il fut simplement décidé de surveiller les abords de l’Assemblée.
M. Ibrahima Sarr rappelle ensuite les décisions arrêtées selon lui au cours des réunions précédentes du bureau politique : renvoi de la séance plénière de l’Assemblée jusqu’après la réunion du conseil national, suspension de la motion de censure, etc…
Le témoin déclare qu’il a eu des trous de mémoires et que c’est exactement ce qui s’est passé comme l’a relaté M. Ibrahima Sarr.
-Vous savez, soupira-t-il, il s’est passé tant de choses, Monsieur le Président !
Adama Cissé en vient ensuite à la motion de censure dont il condamne la procédure, parce que cette motion de censure était attentatoire à l’unité du Parti dont il est le fidèle militant depuis 1948, date de la naissance du Bloc Démocratique Sénégalais. J’étais déchiré, mon seul souci était de trouver un terrain d’entente à la réunion du Bureau politique du lundi 17. Or, en arrivant ce matin-là à l’Assemblée Nationale, j’appris que cette réunion ne devait plus avoir lieu ».
Qui vous l’a dit ? , questionna le président.
– Je ne sais plus, mais de toutes les façons vous pouvez me faire confiance, quelqu’un dont je ne me souviens plus me l’a dit. De surcroît, j’ai vu partir en voiture, quittant rapidement l’Assemblée, les principaux personnages de la réunion, le président Senghor et l’ex-président Dia ».
Pendant de longues minutes, debout à la barre, le témoin devait s’étendre sur les événements de cette journée. Il déposa avec chaleur. Sa voix au diapason élevé avait parfois des accents pathétiques. Ce qui fui valut, à la fin de se péroraison, cette remarque ironique du procureur général :
-Nous remercions le témoin de la façon émouvante dont il a témoigné. J’avoue moi-même… j’ai été « touché».
Et le témoin, superbe dans son aplomb, de rétorquer :
– Nous nous sommes rencontrés en d’autres circonstances, M. le Procureur. Vous savez très bien que c’est comme ça que je parle
Un duel de questions et de réponses faites avec vivacité devait ensuite s’engager entre le représentant du ministère public et M. Adama Cissé, sur le règlement intérieur du Parti et sa primauté.
Le témoin est un fin renard de politique, rompu à toutes les astuces du métier. Esquivant une question embarrassante du procureur, il aura ce mot fameux qui fit sourire l’assistance :
Vous savez, si je continue M. le Procureur, je crains de vous faire aimer la politique malgré vous.
Suite à la prochaine parution