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Crise de la covid-19: Quel avenir pour le transport aérien au Sénégal et en Afrique de l’ouest ? Par Ababacar Sadikhe DIAGNE

L’impact de la pandémie actuelle sur le transport aérien a surpris. Cependant, l’interruption de la croissance du trafic était prévisible. Aucun phénomène réel ne peut croître indéfiniment. Le frein qui a agi est cette maladie qui a infléchi, au-delà du transport aérien, la croissance d’une multitude de secteurs. Une réduction importante et durable du trafic aérien relève quasiment de la certitude.

Ces facteurs y contribueront :

  • la régression du tourisme à cause de la crainte des maladies émergentes,
  • la désorganisation des chaînes de l’activité touristique induite par les difficultés financières des entreprises du secteur, y compris les transporteurs aériens,
  • les compagnies aériennes vont avoir des difficultés de financement des flottes, dimensionnées en fonction des tendances antérieures à la pandémie.
  • les perturbations des chaînes de production des avions. (Elles pourront être paradoxalement favorables à l’équipement des compagnies des pays à faibles revenus)
  • Les gestionnaires du trafic aérien seront, eux aussi, affectés par la récession. Il en sera de même pour les gestionnaires des aéroports.
  • Par ailleurs, comme le disait notre professeur d’économie du transport aérien, le professeur Robert Warren Simpson, à l’époque Directeur du “Flight Transportation Laboratory” du Massachusetts Institute of Technology (MIT), les véritables concurrents de ce secteur, ce sont les télécommunications.
    Les diverses réunions lors desquelles les participants se déplaçaient habituellement par avion ont eu recours aux visioconférences.
  • Enfin, la préoccupation écologique peut être un frein au développement du transport aérien.

Cette crise est peut-être une opportunité pour revenir à une stratégie plus réaliste et permettant d’avoir une perspective de viabilité et de rentabilité pour le transport aérien en Afrique de l’Ouest.

L’évolution en solitaire n’offre que deux possibilités :

  • une compagnie coûteuse et éphémère qui, à terme, connaîtrait des difficultés qui l’obligeraient à arrêter son exploitation avec des pertes considérables devant être supportées par ses actionnaires ou
  • être sous la tutelle d’une grande compagnie. Cette dernière aurait la mainmise sur le cœur du métier avec les Sénégalais à la périphérie. Les éventuels bénéfices iraient aux propriétaires de la compagnie partenaire. Les choix stratégiques serviraient en priorité les intérêts de l’industrie et l’économie du pays dont la compagnie partenaire a la nationalité.

Dès lors, il faut initier un partenariat avec les pays de l’Afrique de l’Ouest ayant un potentiel de trafic important.
Un pointage effectué du temps de la multinationale “Air Afrique” montrait que cette compagnie réalisait 33%, 30% et 12% de son trafic respectivement au Sénégal, en Côte-d’Ivoire et au Mali. Ces trois États représentaient 75% du trafic de la compagnie et les autres 8 États membres 25%, soit, pour ces derniers, une moyenne de 3% environ.

Cette différence d’échelles dans les niveaux de trafic se retrouve dans les aéroports. Le classement de ceux-ci dans les États membres de l’ASECNA selon leurs niveaux de trafic l’illustre aussi. Dakar, Abidjan et Bamako restent des « puits de trafic » importants malgré des éléments conjoncturels pouvant avoir des effets adverses.
La sous-région a des chances de réussir un projet de création d’une grande compagnie aérienne viable à condition que les États adoptent une bonne stratégie réaliste, cohérente, avec un certain sens de continuité dans l’effort.

Il faut viser un marché avec une taille suffisante permettant la viabilité économique de la compagnie. Ceci n’est possible que dans le cadre d’un regroupement. Le Sénégal et la Côte-d’Ivoire pourraient être à la base du projet. Si, comme pressenti, le chômage devient important dans le secteur, nous pourrions profiter de la disponibilité des navigants, des personnels d’entretien et des opérations pour constituer une base très solide de la compagnie. Les autres personnels, notamment commerciaux, seront moins difficiles à former dans le court terme. Un ambitieux programme de formation devra être lancé concomitamment, pour qu’à chaque niveau, on puisse obtenir, assez rapidement, des doubles dans les positions cruciales (pilotage, entretien et exploitation, juristes et économistes du transport aérien).

Un temps précieux peut être gagné en ayant recours aux détenteurs de diplômes universitaires proches de ces spécialités.

L’objectif sera d’atteindre, à court ou moyen terme, une autonomie en personnels spécialisés avec des ressortissants des États-parties au projet.

Deux conditions sont à remplir, impérativement, sinon le projet sera voué à l’échec :

  • La première est la révision de la Déclaration de Yamoussoukro qui a libéralisé le transport aérien sur le Continent, ainsi que les accords aériens bi ou multilatéraux de libéralisation des droits de trafic.
    Et cela, pour que les projets de ce type puissent avoir, durant le temps nécessaire, un environnement donnant une lisibilité de l’avenir. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait les États, dont les compagnies aériennes dominent le secteur, avant de s’ouvrir effectivement à la concurrence. Historiquement, le transport aérien s’est développé dans un environnement stabilisé d’où a été exclu ce qui était appelé, aux États-Unis d’Amérique, ‘’the cut throat competition”, autrement dit, une concurrence destructrice, après des sinistres économiques qui avaient émoussé l’ardeur des investisseurs du secteur. Ce n’est que lorsque le transport aérien a atteint un niveau de développement jugé mature que la pleine concurrence a été rétablie, avec l’élimination, aux États-Unis, du Civil Aeronautic Board (CAB) en 1978. La raison et le réalisme inclinent à suivre le même cheminement.
  • La seconde condition est l’exclusion totale des interférences indues des États dans la gestion quotidienne de la compagnie. Par ailleurs, les dirigeants de l’entreprise, une fois choisis, devront avoir un soutien public, clair et sans aucune ambiguïté de la part des États-parties au projet. Ces premiers, outre la compétence, devront être d’une totale intégrité et entièrement dévoués à la mission qui leur est confiée.
    La sécurité et la sûreté feront l’objet d’une approche coopérative en vue d’en limiter les coûts dont le niveau élevé est dû à la multiplicité des intervenants et aux répétions des contrôles y afférents. Les prélèvements sur les revenus du transport aérien doivent être de niveau raisonnable. À défaut, une bonne partie de la clientèle, sensible aux prix, sera hors de la demande. Une telle situation serait préjudiciable au développement du marché du transport aérien.

Quelques considérations sur le transport aérien intérieur :
La viabilité d’une telle compagnie ne peut être attendue que dans l’exploitation des lignes à haut potentiel, lesquelles sont dans les moyennes et longues distances.

Pour nombre d’États de la sous-région, les lignes intérieures sont caractérisées par de courtes distances et un faible niveau de trafic. Sans obstacles naturels ou des difficultés de circulation en surface (terrestre, fluviale ou maritime) liées à l’insécurité, ce transport aérien ne peut pas prospérer.

Dès lors, il faut imaginer un système dont la raison d’être serait autre que la desserte aérienne mais qui l’aurait comme sous-produit ou plutôt une “sous-activité “.

Les objectifs seraient :

  • La formation dans les métiers du transport aérien (maturation des pilotes, mécaniciens et électroniciens).
    Il en serait de même pour les techniciens des opérations (préparation des vols).
    Dans cette perspective, la flotte devra être constituée d’avions de petites capacités, avec des coûts d’acquisition et d’exploitation modérés. Cependant, ils devront être suffisamment complexes pour que l’expérience, acquise dans leur exploitation et maintenance, soit profitable au personnel et les prépare à évoluer vers les aéronefs en service dans la desserte moyens et longs courriers.
  • L’intégration territoriale visant le renforcement du sentiment d’appartenance au centre pour ceux qui penseraient être à la périphérie. Les différentes autorités centrales pourraient montrer leurs présences régulièrement auprès de ces populations (visites plus fréquentes d’autorités politiques, de chefs de services nationaux, d’opérateurs économiques, etc.)
  • Le développement. La facilité de rejoindre ces villes de l’intérieur devrait permettre aux ressortissants, cadres ou opérateurs économiques de ces localités, d’y initier des projets de développement. Ces projets, portés essentiellement par cette catégorie de citoyens, seraient élaborés et mis en œuvre en coopération/coordination avec les entités issues de la décentralisation et avec l’État.

L’exploitation de ces lignes intérieures sera indubitablement déficitaire. Pour les rendre pérennes, deux choix s’offrent à l’État :

  • Organiser un système de péréquation entre les lignes longs et moyens courriers rentables et celles de desserte intérieure dont les déficits seraient permanents.
  • Mettre en place un système de compensations ou de subventions couvrant le déficit de l’exploitation de ces lignes avec rationalité et sens des responsabilités de l’exploitant. Le système de rémunération dans la compagnie devrait être rationnel et éviter des aberrations ou exagérations qui pousseraient des personnages, pas du tout préoccupés par le progrès économique et social du pays, à briguer des positions au sein de celle-ci pour uniquement jouir de confortables revenus.

Perspectives d’avenir pour le transport aérien domestique et sous régional

Les perturbations induites par la présente pandémie bouleversent l’organisation de l’économie mondiale qui va connaître une réinitialisation.

C’est le moment, pour les États de l’Afrique de l’Ouest, d’engager un projet ambitieux et d’envergure, pour bénéficier des avantages du transport aérien.

Pour cela, ils devront coopérer en vue de créer une compagnie aérienne viable, performante et pouvant avoir une voix audible, voire écoutée, dans le forum des transporteurs aériens comme l’IATA (Association des Transporteurs Aériens Internationaux).

À défaut, ils seront pour la plupart, sinon tous, à la périphérie de cette activité, malgré l’illusion que peuvent donner les multiples partenariats en cours çà et là et qui, au fond, procèdent de l’effet vitrine tout en étant sans consistance technique permettant d’atteindre l’autonomie à terme et l’atteinte de l’expertise reproductible.

Du point de vue politique, il n’est pas envisageable l’exploitation durable d’un trafic aérien, au départ et à destination d’une zone, sans que les ressortissants de ladite zone n’y soient véritablement associés et y trouvent leurs comptes (emplois, acquisition de compétences et effet d’entraînement sur d’autres secteurs d’activités).

Un point déjà évoqué est le système de rémunération qui devrait être adopté dans une compagnie aérienne telle que celle envisagée ici.

La réussite pour un cadre n’est pas l’accès à un poste élevé qui n’est, en réalité, qu’une opportunité pour exprimer ses compétences au service du développement de son pays ou sa région (comme les sous-ensembles d’intégration).

La véritable réussite est constatée au moment où l’individu quitte le poste qu’il a eu à occuper pendant une certaine durée et qu’il aura fait faire des progrès au secteur qui lui a été confié.

Cette réussite devra être reconnue, d’une part par des distinctions honorifiques et d’autre part, par une gratification qui permet au partant d’envisager l’avenir avec sérénité. Ce serait en quelque sorte “un parachute doré”, aux couleurs locales, mais sans les exagérations si décriées dans les pays développés. Une telle pratique devrait être de nature à encourager la gestion vertueuse de l’entreprise de transport aérien.

Une réflexion sur l’avenir du transport aérien ne peut être faite sans imaginer ce que pourraient être les caractéristiques des machines qui s’imposeront, compte tenu des besoins des passagers et des préoccupations environnementales.

Nous pensons que pour les courtes et moyennes distances les avions, équipés de turbopropulseurs, de grandes et moyennes capacités, domineront ce segment du marché.

En effet, après la déréglementation généralisée du transport aérien, les avions courts et moyens courriers, motorisés avec des turboréacteurs, ont été retirés des liaisons de courtes distances et remplacés par des avions à turbopropulseurs.

C’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent le succès des constructeurs comme le canadien Bombardier, le franco-italien ATR et le brésilien Embraer.

Les avions à réaction, à très longs rayons d’action n’ont peut-être pas un avenir bien assuré.

En effet, les éléments ci-après sont en défaveur de ces types de machines :

  • les effets physiologiques néfastes sur les passagers qui doivent rester assis de longues heures
  • l’emport de carburant accroît la consommation de kérosène, donc l’impact carbone de tels vols. Toutefois, il est à remarquer que ce surcroît de consommation peut être évité en effectuant une escale intermédiaire bien choisie. Dakar, bien située géographiquement, pourrait jouer sur cet argument, pour renforcer la croissance du trafic de transit sur son aéroport à vocation de plateforme de correspondances dans un système de « hub and spokes ». La réduction des vitesses de croisière, induite par les avions à turbopropulseurs, modère la consommation de carburant.

Il faut savoir que lorsque la vitesse est multipliée par deux, la consommation de carburant l’est par quatre, en première approximation.

La réduction des matériaux composites, qui ont l’avantage de la légèreté et de la résistance à la corrosion, favorables à la réduction de la consommation de carburant, mais difficiles à réparer avec, de surcroît, la contrainte de les métalliser pour les parties extérieures (cage de Faraday pour la protection contre la foudre), s’imposera sans doute.

Indispensable approche coopérative du transport aérien

Nous terminons en appelant instamment nos États à adopter une approche coopérative du transport aérien que le réalisme économique et la rareté de l’expertise technique dans le secteur suggèrent.

Historiquement, celle-ci a donné de bons voire d’excellents résultats dans d’autres secteurs de l’aviation civile comme la sécurité de la navigation aérienne avec l’ASECNA (à qui l’OACI a décerné en 1972 le prix Edward Warner, la plus haute distinction dans le domaine de l’aviation civile) ou la réglementation et la supervision de la sécurité (avec les Autorités Africaines et Malgache de l’Aviation Civile (AAMAC) dont la création a été inspirée par le Sénégal).

Il ne faut pas attendre d’avoir un nombre important de participants pour lancer le projet.

Le Sénégal et la Côte-d’Ivoire pourraient l’initier, en étant prêts à accueillir d’autres États, à la condition que les candidats adhèrent véritablement aux principes de gouvernance de la compagnie.

En parlant d’États, il faut entendre les États à travers leurs personnes morales ou leurs ressortissants.

Je voudrais conclure en évoquant les faiblesses du transport aérien et dont il faut avoir conscience pour ne pas être pris de court, par des contraintes non souhaitées, mais dont la survenance n’est pas à exclure totalement.

L’énumération qui suit n’est pas exhaustive :

  • Les risques sanitaires comme vécus actuellement,
  • Les risques politiques et diplomatiques,
  • Les risques économiques d’autant plus significatifs que ce secteur est caractérisé par sa forte intensité capitalistique,
  • Les risques liés aux mouvements sociaux qui méritent quelques développements (1).

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Notes

(1) les blocages opérationnels par les grèves de pilotes ou de contrôleurs de la circulation aérienne et dont les coûts sont si élevés que les entreprises de transport aérien et celles ayant des activités connexes peuvent aller à la faillite. Peut-être que l’intégration de l’intelligence artificielle dans l’exercice de ces métiers rendra, dans le futur, cette contrainte moins sévère.

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Ingénieur diplômé de :

  • l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile de Toulouse France.
  • du Massachusetts Institute of Technologie Cambridge États-Unis
  • du Center for Advanced Engineering Studies (CAES) du MIT Cambridge États-Unis
  • du U. S. Departement of Transport. Federal Aviation Administration (FAA). Transport Safety Institute, Oklahoma City, Oklahoma.

* Auteur de la thèse: The US Airline Industry seven years after Deregulation.

* Ancien élève des classes préparatoires aux Grandes Écoles
(Mathématiques supérieures et Mathématiques spéciales)
* Ancien Directeur de l’aviation civile
* Premier Président du Conseil de l’Agence Nationale de l’Aviation Civile du Sénégal (ANACS).
* Ancien Chef du Département Études Stratégiques et Planification de l’Agence pour la Sécurité de la Navigation Aérienne en Afrique et
Madagascar (ASECNA).
* Anciens président et rapporteur de commissions d’enquêtes sur accidents d’avions au Sénégal.