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Trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly, Assane Seck El Hadji Ibrahima Ndao

El Hadji Ibrahima Ndao est un historien et homme politique : au sein du Parti socialiste, il a joué un grand rôle dans les années de braise au Sénégal ; il est également l’auteur du livre intitulé
« Sénégal, Histoire des conquêtes démocratiques ».

La présente étude est sa contribution à un ouvrage collectif dont elle est la principale épine dorsale : Les évolutions politiques de Valdiodio, d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck dans la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales au Sénégal jusqu’à la crise de décembre 1962.

VI-Sur l’absence de Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia

L’absence de Senghor et de Mamadou Dia lors du passage de de Gaulle dans la capitale sénégalaise devait faire l’objet de diverses interprétations, tant par leurs partisans que de la part de leurs adversaires. Pour le premier, les vacances sont sacrées donc pas question de les interrompre pour quelque motif que ce soit. Quant au second, invoquant un repos indispensable après une rude période ponctuée de mouvements sociaux, il aurait reconnu (in Mémoires d’un militant du tiers-monde) que leur absence aurait pu être motivée par le fait que de Gaulle ne les avait pas particulièrement avertis de sa visite, eux qui exerçaient pleinement leur charge de Chef du Gouvernement du Territoire, et que c’était une manière de désapprouver l’initiative du Général.
A la page 215 du livre « Sénégal, histoire des conquêtes démocratiques », il est écrit «  Me Valdiodio Ndiaye, ministre de l’Intérieur, assurant l’intérim du Président du Conseil de Gouvernement, Mamadou Dia empêché, prit la parole pour lire, au nom du Conseil de Gouvernement, sur un ton à la ferme et courtois, et en des termes explicites et revendicatifs, un discours en faveur de l’indépendance nationale :

– Monsieur le Président

Le Sénateur-Maire de Dakar (Lamine Guèye) vient de vous adresser au nom de la ville qui vous a accueilli aujourd’hui, et avec toute l’autorité qui s’attache à sa double qualité de premier magistrat municipal et de doyen des hommes politiques sénégalais, des paroles de bienvenue auxquelles veut d’abord s’associer le Conseil de gouvernement du Sénégal, dont je suis aujourd’hui l’interprète, en l’absence de Monsieur le Président Mamadou Dia retenu en Suisse par une cure que ses médecins lui ont déconseillé d’interrompre »

Telles sont les raisons officielles annoncées, au Général de Gaulle et à toute la population venue à l’accueil, pour l’absence de Mamadou Dia. Raison d’autant plus officielle, qu’elle émane de celui qui assure son intérim, Me Valdiodio Ndiaye en sa qualité de Ministre de l’Intérieur et qui est investi dans le rôle d’interprète du Conseil de gouvernement pour délivrer un message au nom, et du Chef et  du Conseil de gouvernement du Sénégal. Cette absence pour raison médicale officielle – une cure en Suisse – est traduite par Souleymane Ndéné Ndiaye (Premier ministre au moment des dires) par la formule lapidaire « Mamadou Dia s’est payé un voyage en Suisse pour se soigner ».

Mais l’intéressé lui-même, à savoir le Président du Conseil du gouvernement du Sénégal Mamadou Dia va plus loin dans la justification de son absence à la cérémonie du 26 août 1958. En effet dans ses « Mémoires d’un militant du tiers-monde » éditions Publisud Mai 1985, Mamadou Dia donne son point de vue  dans les pages qu’il consacre à l’évènement et les commentaires qu’il  fait de l’accueil mouvementé réservé au Général de Gaulle.

Page 90, Mamadou Dia écrit : « Assurément nous avons été contre l’accession de de Gaulle au pouvoir. C’est, d’ailleurs, ce qui explique que nous étions, pour la plupart, pour voter non au Référendum et, de fait, j’avais même, en tant que Secrétaire Général de l’U.P.S., fait un rapport dans le sens d’un vote négatif ». Cet aveu est d’une certaine gravité car la prise de position de Mamadou Dia pour voter non au Référendum du 28 septembre 1958 ne reposerait que sur une hostilité à l’accession du Général de Gaulle au pouvoir et non pas sur une volonté manifeste de libérer le peuple sénégalais du joug colonial.

Dans la suite page 91, Mamadou Dia poursuit : « En vérité, ce sont les manifestations de Dakar (celles des porteurs de pancartes à l’accueil du 26 août 1958) qui ont complètement chamboulé mon projet. Je n’avais pas prévu ces manifestations. J’étais parti (j’étais absent) parce que de Gaulle venait à Dakar et ne s’était pas du tout donné la peine d’en informer les Chefs de Gouvernement* que nous étions. J’ai dit : «il n’y a pas de raison que je reste là pour l’attendre ». Je suis, donc, parti, mais vraiment sans me douter qu’il allait y avoir des manifestations. Senghor était également en Normandie ».

Ce serait donc pour des raisons d’amour propre blessé que Mamadou Dia, Président du Conseil du gouvernement du Sénégal, aurait refusé d’être présent à Dakar pour accueillir le Général de Gaulle en campagne pour le Référendum qui allait décider du sort des relations entre la France et ses peuples colonisés d’Afrique. Mamadou Dia reconnaît dans le paragraphe qui suit : « Contrairement à ce que l’on croit, nous (Senghor et lui) ne nous sommes pas du tout concertés. Nous ne nous attendions pas du tout à ces manifestations. ».

Pour l’absence de Senghor c’est toujours Mamadou Dia qui en donne la justification dans le paragraphe suivant où il écrit : «  La vérité, l’évidence est que c’est à notre insu que les choses se sont passées. Pour Senghor, les vacances, c’est quelque chose de sacré. Il avait décidé de partir tel mois ; le ciel pouvait se retourner, au Sénégal, il n’était question, pour lui, de renoncer à ses vacances ».  Ces vacances sont également évoquées par Souleymane Ndéné Ndiaye quand il affirme que « Senghor est allé passer ses vacances en Normandie », la Normandie étant une région de France où la famille de Madame Colette Senghor son épouse possédait une propriété dans laquelle le couple Senghor venait passer les vacances d’été.

* : De Gaulle a été accueilli à Madagascar, à Brazzaville, à Abidjan, et  à Conakry, avant l’étape de Dakar, par les Présidents de Conseil de gouvernement des différents territoires.

Donc, au moment où le sort des peuples colonisés d’Afrique se jouait avec ce Référendum pour la nouvelle Constitution de la République française et ses colonies, Senghor et Mamadou Dia auraient fait le choix de s’absenter lors de la visite de campagne de de Gaulle et pour éviter de se trouver en face de lui et lui présenter les revendications de leurs peuples. Surtout que Mamadou Dia ajoute que « le comportement cavalier de de Gaulle m’incitait à ne pas l’accueillir ». C’est donc  Valdiodio Ndiaye que l’histoire retiendra d’avoir eu le courage d’affronter le Général de Gaulle et de lui traduire dans son discours où transparaît l’intelligence, le talent, la vaillance et le patriotisme ardent, les aspirations du peuple sénégalais.

Même les commentaires faits par Mamadou Dia dans son livre (page 91) laissent perplexes d’aucuns. En effet, il commente ainsi les évènements de ce 26 août 1958 : «  les manifestations, il faut le dire, ont été organisées par des gauchistes. Valdiodio en accueillant de Gaulle en termes assez raides (sic), a fait un discours conforme à mes positions. Il savait que j’étais pour voter « non » au référendum. En effet, j’avais fait – avant mon entretien avec Senghor –  mon rapport au Parti qui concluait au « non ». Aussi, la seule surprise pour moi ce furent les manifestations de Dakar et non point le discours de Valdiodio… Après ces incidents, je suis allé en Normandie pour rencontrer Senghor. Nous avons, alors, fait apparaître un communiqué pour déplorer ce qui s’était passé ».

A ce stade, se posent plusieurs  questions :

La première est que quand Mamadou Dia dit que « Valdiodio a fait un discours conforme à mes positions » et que «  la seule surprise pour (lui) ce furent les manifestations de Dakar et non point le discours de Valdiodio » peut-on en déduire que Mamadou Dia connaissait, à l’avance,  le contenu du discours de Valdiodio Ndiaye, puisqu’il a qualifié ce discours de « conforme à (ses) positions » (cela pouvant être aussi confirmé après la lecture devant le Général de Gaulle) ?

Mais quand il dit que le « discours de Valdiodio » n’était pas une surprise, on peut l’interpréter comme s’il en connaissait le contenu. Alors si le Président du Conseil connait à l’avance le discours de Valdiodio il n’a pu être informé que soit par Me Valdiodio Ndiaye qui est chargé de le lire à l’accueil du Général de Gaulle, soit par son Cabinet dirigé par Jean Collin. Dans ce dernier cas, le discours de Valdiodio a pu être rédigé dans le Cabinet du Président du Conseil et avoir pour auteur Jean Collin. Comme également, une copie du discours peut avoir été transmise par Valdiodio Ndiaye au Cabinet du Président du Conseil pour information. Cette hypothèse de la rédaction du discours de Valdiodio par le Cabinet du Président du Conseil dirigé par Jean Collin ne résiste pas à l’analyse pour plusieurs raisons : d’abord, l’ordre protocolaire des interventions à l’accueil du Général de Gaulle ne semblait pas être connu, à l’avance, du Cabinet du Président du Conseil ; or le discours commence par ces mots : « Le Sénateur-Maire de Dakar vient de vous adresser au nom de la ville qui vous a accueilli aujourd’hui, et avec toute l’autorité qui s’attache à sa double qualité de premier magistrat municipal et de doyen des hommes politiques sénégalais, des paroles de bienvenue auxquelles veut d’abord s’associer le Conseil de gouvernement du Sénégal, dont je suis aujourd’hui l’interprète, en l’absence de Monsieur le Président Mamadou Dia retenu en Suisse par une cure que ses médecins lui ont déconseillé d’interrompre ».

Ensuite, si c’est le Cabinet du Président du Conseil qui avait rédigé le discours, Mamadou Dia n’aurait pas écrit dans son livre : « Valdiodio en accueillant de Gaulle en termes assez raides, a fait un discours conforme à mes positions ». Dans le cas contraire, Mamadou Dia aurait pu purement et simplement écrit : « Valdiodio en accueillant de Gaulle en termes assez raides, a lu un discours préparé par mon Cabinet selon mes instructions ». Dans ce cas, il aurait ainsi endossé personnellement la responsabilité des termes et du contenu du discours de Valdiodio Ndiaye, ce qui ne transparaît nulle part dans son livre.

Enfin, Mamadou Dia consacre dans son livre ce passage à Jean Collin : «  Mamadou Dia poursuit toujours à la page 91 du même ouvrage : « Jean Collin, mon Directeur de Cabinet, qui était pour le vote négatif, a voté contrairement à la décision du Parti. Il sera amené à quitter ce poste pour celui de délégué à Rufisque. Ce sera, toutefois, pour un temps très court puisque, lui-même, sollicitera un poste plus actif : il sera, alors, nommé Secrétaire Général du Gouvernement». Aucune mention d’un rôle quelconque que Jean Collin aurait pu avoir dans l’accueil réservé au Général de Gaulle à Dakar, à plus forte raison dans la rédaction du discours de Valdiodio Ndiaye.

Pour terminer sur ce point, il faut noter au passage l’insistance avec laquelle Mamadou Dia écrit dans son livre que les préparatifs et le déroulement des manifestations ont été organisés, planifiés, « c’est à notre insu que les choses se sont passées… Je n’avais pas prévu ces manifestations… la seule surprise pour moi ce furent les manifestations de Dakar». C’est un aveu de taille, d’une part pour le Chef du Gouvernement qu’il est avec les services de renseignement, mais d’autre part pour le Secrétaire Général de l’UPS qu’il est et dont la composante jeunes et femmes s’est totalement préparée et mobilisée à fond pour cet accueil appuyé par toutes les autres forces vives de la nation citées plus haut. Les pancartes étaient écrites sous le titre de « UPS, section sénégalaise du PRA » et ce sont les jeunes qui portaient ces pancartes qui criaient très fort les mots d’ordre qui ont exaspéré le Général de Gaulle au point de l’emmener à interpeller directement les agitateurs par l’expression historique de « porteurs de pancartes ». Mamadou Dia accusera plus tard dans son livre en écrivant que « les manifestations, il faut le dire, ont été organisées par des gauchistes ».

Ces gauchistes dont parle Mamadou Dia, ce sont les porteurs de pancartes d’alors composés de jeunes de l’UPS, section sénégalaise du PRA et des militants du PAI de Majhemout Diop.
« … Après ces incidents, je suis allé en Normandie pour rencontrer Senghor. Nous avons, alors, fait apparaître un communiqué pour déplorer ce qui s’était passé » conclut Mamadou Dia dans son livre. Ce communiqué, le voici en intégralité, il a été transmis à l’Agence France Presse par Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, députés du Sénégal. Il a été publié sous le titre :
« Après le passage du Président du Conseil à Dakar,

Une déclaration de MM. Senghor et Mamadou Dia, Députés du Sénégal »

« Une certaine presse nous a accusés de lâcheté  pour la raison que nous étions absents de Dakar à l’occasion de la visite du général de Gaulle, Président du Conseil. Notre première remarque sera que ce n’est pas la première fois que nous sommes absents du Sénégal à l’occasion d’un voyage officiel. Notre deuxième remarque est que la lâcheté n’est pas notre défaut. Nous pouvons même affirmer que ce n’est pas un défaut sénégalais. Les discours de M. Valdiodio Ndiaye, Ministre de l’Intérieur du Sénégal et de M. Lamine Guèye, Sénateur maire de Dakar, en sont une preuve éclatante.

Pour en revenir à nous, nous ne rappellerons que deux faits : lors de la discussion des décrets d’application de la loi-cadre, nous avons été les seuls députés d’Afrique Noire à soutenir jusqu’au bout le rapport de M. Apithy qui préconisait l’autonomie interne complète des territoires d’Outre – Mer. On sait, d’autre part, que les membres du Comité Consultatif Constitutionnel ont défendu jusqu’au bout les thèses du PRA, non seulement aux groupes de travail de l’Outre – Mer, mais encore en séance plénière. Lors de la séance du vendredi 8 août, M. Senghor n’a pas hésité, après l’audition du Président du Conseil, à lui dire qu’il n’était pas d’accord sur l’épithète de « sécession ».

Cela dit, nous regrettons la façon discourtoise dont certains citoyens de Dakar ont reçu le Général de Gaulle. Nous condamnons d’autant plus ce geste qu’il était contraire aux consignes de discipline, de dignité et de courtoisie qui avaient été données. Nous réaffirmons notre respect pour l’ancien chef de la France libre qui a incarné l’honneur et la dignité du peuple de France.

Nous ne réaffirmons pas moins notre fidélité au programme de Cotonou. Notre but reste l’indépendance des peuples d’Afrique Noire et leur association avec la France dans une union de forme confédérale. Nous prendrons, comme toujours, face au référendum, nos responsabilités, quand sera connu le texte définitif de la Constitution, d’un commun accord avec le PRA.

Quant aux raisons de notre absence, nous les avons données. Elles ne sont pas diplomatiques. Elles sont réelles. Au demeurant, c’est une réunion tenue à Paris, de responsables sénégalais, qu’il avait été décidé que le Ministre de l’Intérieur représenterait le Président du Conseil du Sénégal et que M. Lamine Guèye représenterait l’ensemble des parlementaires du Sénégal.
On nous rendra au moins cette justice que notre déclaration n’est pas inspirée par la lâcheté, mais par l’honneur sénégalais ».

 

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Prochain, le 30 Décembre

L’accueil du général de Gaulle