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Trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly, Assane Seck

III- De la Loi Cadre au référendum du 28 septembre 1958

El Hadji Ibrahima Ndao est un historien et homme politique : au sein du Parti socialiste, il a joué un grand rôle dans les années de braise au Sénégal ; il est également l’auteur du livre intitulé
« Sénégal, Histoire des conquêtes démocratiques ».

La présente étude est sa contribution à un ouvrage collectif dont elle est la principale épine dorsale : Les évolutions politiques de Valdiodio, d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck dans la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales au Sénégal jusqu’à la crise de décembre 1962.

Il s’agit d’une période de deux années de revendications majeures marquant l’apogée de la lutte de libération nationale.

L’accueil réservé au Bloc Populaire Sénégalais (BPS) par la très grande majorité des Sénégalais était particulièrement favorable, car cette nouvelle création semblait devoir amener des forces vives vers des combats mieux orientés dans notre lutte de libération nationale.

Le Congrès constitutif du Bloc populaire sénégalais est convoqué à Dakar les 22, 23 et 24 Février 1957. L’intérêt de cette décision prise par le Comité Exécutif provisoire du BPS n’est pas seulement dans le fait qu’elle applique le calendrier de fusion arrêté par la deuxième conférence des partis et groupements qui forment le parti unifié du Sénégal. Il est surtout dans les réponses positives que ce Congrès devra apporter aux questions pressantes que pose la conjoncture politique.

La première tâche du Congrès de Dakar sera la consécration du BPS, c’est-à-dire de la fusion des partis politiques au Sénégal. Au stade de son organisation provisoire, le BPS s’est déjà affirmé comme un parti cohérent grâce à son action bien coordonnée et à sa plate-forme politique dont l’essentiel est maintenant approuvé par ses militants de toute provenance.

La seconde tâche postule l’établissement d’un programme précis en fonction des deux problèmes qui dominent l’actualité politique en Afrique noire française. Ces problèmes qui s’appellent regroupement des partis africains et révision des rapports des Territoires d’Outre-mer avec la Métropole, ont été mis en relief d’une part, par les récents Congrès du MSA et de la Convention africaine, de l’autre par les débats parlementaires sur la Loi-Cadre.

Il est logique que le Congrès adhère à la « Convention africaine » à laquelle le BPS est déjà lié par une adhésion de principe et, par une identité de vues et d’action. Il est prévu une large représentation des sections tenant compte de toutes les nuances politiques et de toutes les couches de la population.

Avec ce Congrès constitutif, il est clair que la fusion des partis et groupements unitaires est désormais consacrée au Sénégal et, le BPS, parti unifié des masses, parti des ouvriers, des paysans et autres travailleurs, parti socialiste sénégalais autonome et ouvert, sorti de sa période de constitution, est né avec ses statuts définitifs et sa discipline, sa plate-forme politico-économique et son programme de rigueur et d’austérité.

Le Bureau Exécutif du Bloc Populaire Sénégalais élu à l’issue du Congrès est le suivant :

  • Directeur du Groupe parlementaire : Léopold Sédar Senghor
  • Secrétaire Général : Mamadou Dia
  • Secrétaires Généraux adjoints : Valdiodio Ndiaye ; Abdoulaye Guèye Cabri ; Abdoulaye Ly ; Joseph Mbaye
  • Secrétaires Généraux à l’organisation et à la propagande : Amadou Mahtar Mbow ; Assane Seck ; Doudou Thiam

Nous notons que pour la première fois et grâce au processus de fusion des partis politiques, les trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales sont réunies dans le Bureau Exécutif du Bloc Populaire Sénégalais (BPS) : Valdiodio Ndiaye et Abdoulaye LY au titre du Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) et Assane Seck au titre du Mouvement Autonome de la Casamance (MAC). Cette alliance à trois va continuer avec la fusion du BPS et du Parti Sénégalais d’Action Socialiste (PSAS) de Lamine Guèye pour donner l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) et durer jusqu’au 20 septembre 1958, date de la dissidence et du départ de l’UPS d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck pour aller créer et rejoindre la nouvelle formation du PRA-Sénégal.

En attendant, avec ce Congrès constitutif, il est clair que la fusion des partis et groupements unitaires est désormais consacrée au Sénégal et, le BPS, parti unifié des masses, parti des ouvriers, des paysans et autres travailleurs, parti socialiste sénégalais autonome et ouvert, sorti de sa période de constitution, est né avec ses statuts définitifs et sa discipline, sa plate-forme politico-économique et son programme de rigueur et d’austérité.

Du reste la SFIO qui fut remplacée par le Parti Sénégalais d’Action Socialiste (PSAS) pour mieux convaincre dans les regroupements qui se formaient en Afrique, lors de son congrès à Dakar les 2, 3 et 4 février 1957, peu avant celui du BPS, adopta un ton conciliant dans le sens de l’unité, ce que le BPS constata avec sympathie lors de son congrès constitutif, du 20 au 24 février 1957. Dans ces conditions, les élections générales du 31 mars 1957, ne furent qu’une formalité sans grands enjeux, confirmant simplement la majorité du BPS.

Aussi le gouvernement mis en place par la 1ère réunion de l’Assemblée territoriale le 14 mai 1957 ne posa-t-il que de petits problèmes internes de frustration, tandis que la composition de l’Assemblée ne laissait à l’Autorité coloniale qu’une très faible marge de manœuvre.

A ce stade, il est bon d’évoquer le rôle joué par le Rassemblement des Jeunesses démocratiques d’Afrique (RJDA) dans les évènements qui vont marquer durablement les jeunes du Sénégal et d’Afrique de l’Ouest. Au lendemain de la Guerre 1939 – 1945, fut créée localement une organisation de la jeunesse ouvrière CGT qui, vers les années 1948, se transforma en « Rassemblement de la Jeunesse Démocratique d’Afrique » (RJDA) avec un but ambitieux : Rassemblement comme son nom l’indique de l’ensemble des jeunes sans considérations politique, sociale, religieuse ou idéologique, en vue de la défense et de la consolidation de leurs droits à l’éducation, à la formation professionnelle et au travail. L’évènement historique qui devait marquer la vie du mouvement fut incontestablement la conférence territoriale tenue les 13 et 14 juillet à Kaolack. C’est en effet lors de cette conférence que fut lancé pour la première fois au Sénégal le mot d’ordre d’indépendance, suivi d’un appel à toutes les organisations pour lutter afin que ce mot d’ordre entre effectivement dans les faits. Depuis lors, la revendication pour l’indépendance fut à l’ordre du jour de toutes les rencontres des organisations africaines de masse.

En effet, le RDA réuni en congrès en septembre 1957 à Bamako prit une résolution proclamant que l’indépendance était un droit inaliénable. Quinze jours plus tard, le 03 octobre 1957, le congrès du Conseil de la Jeunesse d’Afrique (CJA) qui se tenait à Abidjan adopta une résolution appelant tous les jeunes à participer activement au combat pour la conquête de l’indépendance.

Puis, ce fut le congrès du Conseil de la Jeunesse du Sénégal réuni à Saint-Louis en congrès du 28 au 30 décembre 1957, celui de la FEANF à Paris au même moment et celui du Mouvement des Jeunesses Socialistes qui, tour à tour, reprirent le mot d’ordre de l’indépendance.

L’idée d’un nouveau regroupement des partis, après les congrès du PSAS et du BPS, continua de faire son chemin. Des contacts informels eurent lieu entre le PSAS, le Mouvement Socialiste d’Union Sénégalaise (MSUS) et le BPS ; ils aboutirent à une réunion des trois partis le 12 décembre 1957. D’autres rencontres programmées pour janvier et février 1958 retinrent l’idée d’une fusion. Finalement, à la rencontre des 3 et 4 avril 1958, la fusion dans un nouveau parti, dont le nom « Union Progressiste Sénégalaise » était proposé par Lamine Guèye se concrétisa.
Le nouveau parti, au plan ouest africain devenait, la section sénégalaise du Parti du Regroupement Africain (PRA). Ce dernier, réuni en Congrès à Cotonou du 25 au 27 juillet 1958, donna comme mot d’ordre « l’indépendance immédiate ».

Revenons à la Loi Cadre, à propos de laquelle Senghor parlait de « bonbons et de sucettes ». Officiellement, il s’agissait par l’institution d’un gouvernement semi-autonome, de faire accéder progressivement les populations à la gestion de leurs affaires intérieures, en dehors des attributs de la souveraineté internationale (Défense, Monnaie, Diplomatie, etc.) mais sous la présidence du Gouverneur de la colonie, le premier Ministre des élus n’étant que le Vice-président du Conseil. C’est cette présidence par le Gouverneur qui a provoqué les critiques les plus vives et amené Senghor à parler de « bonbons et sucettes ».

La Loi n° 56-619, autorisant le gouvernement français à mettre en œuvre les réformes et à prendre les mesures propres à assurer l’évolution des territoires relevant du ministère de la France d’Outre-mer, fut votée le 23 Juin 1956. Il fut donné au gouvernement moins d’un an pour prendre les décrets d’application. Tous furent pris entre décembre 1956 et le 4 Avril 1957.

A la vérité, une telle loi était rendue indispensable à cause de la situation politique dans l’Union Française.

La volonté d’évolution des élites africaines se heurtait, d’une part à l’étroitesse de vue des bureaucraties qui interprétaient les textes dans leur sens le plus restrictif, d’autre part à l’apathie d’un parlement qui, submergé de textes, n’avait pas le temps de s’occuper de l’Afrique.

La vulgarisation des idées de décolonisation, soutenues, pour des motifs différents, par les Etats-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), les guerres coloniales (Indochine, Algérie), l’éveil du Tiers-Monde (conférence afro-asiatique de Bandoeng), l’accession des territoires voisins (Togo, Cameroun, Gold Coast) à l’autonomie, étaient autant d’éléments qui, de l’extérieur, renforçaient la fermentation interne.

Les partis politiques, les syndicats, les organisations d’étudiants, étaient les supports de ces aspirations et les porte-parole d’une masse encore peu politisée, mais prête à appuyer les revendications exprimées par ses dirigeants. La pression politique et sociale montait : si on ne soulevait pas un peu le couvercle, la marmite allait éclater.

La loi réorganisait l’AOF et l’AEF dont les territoires étaient dotés de la personnalité civile et de l’autonomie financière. La création la plus importante fut l’institution d’un Conseil de gouvernement dans chaque territoire. Cet organe comprenait dix membres élus par l’Assemblée territoriale et qui avaient rang de ministres. Celui qui avait obtenu le plus de voix était nommé vice-président du Conseil, le président étant le gouverneur qui exerçait les fonctions de chef du territoire.

Cette réforme était, bien sûr, moins avancée que le « self government » octroyé au Ghana en 1951. En somme, en 1957, la France était, en matière de réforme, en retard de deux étapes (l’autonomie et l’indépendance) sur l’Angleterre, en Afrique noire. Il est vrai que l’option coloniale française pour l’assimilation était différente de celle de l’Angleterre habituée depuis les leçons de la guerre d’indépendance des Etats-Unis, et, au début du 20ème siècle, de celle des Boers d’Afrique du Sud, à accéder, sans guerre d’indépendance, aux revendications de libération de ses colonies. Les « sujets citoyens » des colonies françaises d’Afrique noire, durent se contenter de cette semi-autonomie locale, coiffées dans chaque fédération, (AOF et AEF) d’une structure de coordination dénommée « Grand Conseil » et placée sous l’autorité du Gouverneur Général.

Avec la fusion qui venait de s’opérer au Sénégal entre le BDS et certains groupements et formations politiques, le parti élargissait sa base politique. Et il revient au BPS essentiellement la tâche historique d’assurer l’expérience de la Loi Cadre, donc de l’autonomie interne et, de faire face au problème de la « balkanisation » dans la mesure où les grands ensembles coloniaux AOF et AEF sont menacés d’éclatement

La Loi Cadre institue le suffrage universel et le collège unique pour les élections au Parlement et aux Assemblées locales. Un décret du 22 Février 1957 fixe les élections pour les Assemblées territoriales, en vue de l’application de la Loi-cadre, au 31 Mars 1957. Le Sénégal est divisé en 14 circonscriptions électorales.

Les élections vont opposer les trois principaux partis du Sénégal pour les 60 sièges de l’Assemblée territoriale. Il s’agit du BPS de Léopold Sédar Senghor, du PSAS (Parti Sénégalais d’Action Socialiste) ex-SFIO de Lamine Guèye et du MPS (Mouvement Populaire Sénégalais) section locale du RDA de Doudou Guèye. Ces deux derniers partis se sont retrouvés dans une coalition MPS-PSAS.

Le peuple sénégalais a renouvelé sa confiance au BPS par 459 000 voix contre 101 000 à la coalition MPS-PSAS, soit 47 sièges contre 13. Dans tous les cercles où il triomphe, la liste du BPS passe avec une majorité écrasante. On compte parmi les hommes nouveaux du BPS dans cette Assemblée territoriale : Abdoulaye Ly et Assane Seck élus pour la première fois Conseillers territoriaux rejoignant ainsi Valdiodio Ndiaye membre sortant réélu. Ainsi donc les trois figures de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales siègent tous à l’Assemblée territoriale, l’institution la plus significative d’un régime parlementaire.

Le décret n° 57-460 du 4 Avril 1957 fixe les attributions de l’Assemblée territoriale. Elle est élue au suffrage universel et au collège unique. Le Vice-président du Conseil et les ministres sont choisis en son sein.

Le Bloc populaire sénégalais ayant obtenu 47 sièges sur 60, est appelé à former le Conseil de gouvernement qui compte 12 membres dont le Président et le Vice-président. Le Conseil de gouvernement est présidé par le Chef de territoire, il comprend, outre le chef de territoire, 11 membres élus par l’Assemblée territoriale et qui portent le titre de ministre.

Ces ministres sont désignés par l’Assemblée territoriale parmi ses membres ou hors de son sein au scrutin de liste à trois tours, sans panachage ni vote préférentiel. Aux deux premiers tours, il faut la majorité des 2/3 au moins, alors qu’au troisième les sièges sont répartis à la proportionnelle.

Le Conseiller du gouvernement élu en tête de liste prend le titre de Vice-président du conseil des ministres aux côtés du chef de territoire, président qu’il remplace en son absence. Il y a incompatibilité entre la qualité de membre du Conseil de gouvernement et les fonctions de membre du gouvernement de la République Française, de Président de l’Assemblée territoriale, de Président et de membre de la Commission permanente. Les intéressés auront un délai de quinze jours pour opter.

Les ministres auront la gestion d’un ou de plusieurs services territoriaux.

Cette responsabilité leur permettra de se rendre compte si les principes démocratiques sont applicables tels quels au Sénégal et le cas échéant de proposer des adaptations. Les Assemblées territoriales ont désormais des attributions consultatives, et des attributions financières en votant le budget du territoire en équilibre réel, en délibérant sur le mode d’assiette, les règles de perception et tarifs.

Mamadou Dia, co-leader avec Senghor du BPS, vainqueur aux élections est nommé Vice-président du Conseil. Il propose à l’Assemblée territoriale une liste de 10 ministres qui est approuvée à la séance de l’Assemblée du 18 Mai 1957. Le 20 Mai 1957 est constitué le premier Conseil de gouvernement du Sénégal. Les ministres sont responsables devant le Conseil de gouvernement du Sénégal du fonctionnement du département qui leur est confié.

L’Arrêté n° 37738 CAB du 20 Mai 1957 portant Constitution du Conseil de gouvernement du Sénégal fixe ainsi les attributions :

  1. ​Pierre Lami, gouverneur, Président du Conseil de gouvernement du territoire du Sénégal ;
  2. Mamadou Dia, instituteur, député, maire de Diourbel, Vice-président du Conseil de gouvernement ;
  3. Valdiodio Ndiaye, docteur en droit, avocat, ministre de l’Intérieur et de l’Information
  4. Latyr Kamara, syndicaliste (UGTAN), secrétaire d’administration, ministre de la Fonction publique
  5. André Peytavin, docteur-vétérinaire, ministre des Finances
  6. Léon Boissier-Palun, avocat, ancien président du Grand Conseil de l’AOF, ministre de l’Economie générale chargé des relations internationales
  7. Abdoulaye Ly, docteur ès lettres, directeur-adjoint de l’IFAN, ministre de la Production
  8. Joseph Mbaye, instituteur, ministre de l’Economie rurale
  9. Pierre Edouard Diatta, secrétaire des greffes et parquets, ministre des Travaux publics et des Transports
  10. Amadou Makhtar Mbow, professeur d’histoire et géographie, chef du service d’éducation de base du Sénégal, ministre de l’Education et de la Culture
  11. Amadou Bâ, ministre de la Santé et de la Population
  12. Alioune Badara Mbengue, secrétaire d’administration, ministre du Travail et des Affaires sociales.

Cependant, à tous les niveaux, les dirigeants africains étaient décidés à donner un contenu valable aux diverses institutions.

La Loi Cadre ne se fixait aucune durée, mais il est probable que dans l’esprit de ceux qui l’ont conçue, l’expérience devait se poursuivre durant plusieurs années. C’était sans compter avec les accélérations dont l’histoire a le secret.

Devant l’Assemblée territoriale présidée par Ibrahima Seydou Ndaw, Mamadou Dia Vice-président du premier ministère sénégalais prononce un discours-programme en le justifiant. Dans ses grandes lignes, le discours-programme affiche une volonté à la fois de collaboration loyale mais d’indépendance vis-à-vis du chef du territoire, une option pour la création d’un Exécutif fédéral et une hiérarchie de tâches immédiates dans le domaine des institutions internes, sur le plan de la réorganisation administrative, sur le plan social, sur l’étape de la Loi Cadre à franchir
D’abord dans l’exercice de la semi-autonomie, le Vice-président s’imposa vite au Président désigné par l’Autorité coloniale. En effet, en dehors des fonctions de souveraineté qui, pour l’heure, n’étaient pas prioritaires dans les préoccupations locales, que pouvait-il concrètement faire pour le pays, même si la quasi-totalité de l’administration territoriale était encore entre les mains des administrateurs coloniaux. Nous avons indiqué plus haut l’espèce d’effritement de l’autorité coloniale même avant la Loi Cadre. Avec la mise en place du Gouvernement local, ce fut pire. Les hommes politiques, s’appuyant sur leurs élus ou leurs ministres, apparurent très vite comme les protecteurs efficaces des masses contre tout arbitraire, tandis que les administrateurs non africains comprenaient que tout différend avec les responsables politiques de la majorité se traduirait immanquablement par leur mutation ou même par leur rappel en France.

Les contradictions de la Loi-cadre : dyarchie entre un chef de Territoire, nommé par le ministre de la France d’Outre-mer, et un vice-président du Conseil qui, lui, était élu par l’Assemblée territoriale, ont conduit le Conseil de Gouvernement du Sénégal à émettre, le 19 Septembre 1957, le vœu « que le Gouvernement de la République française prenne l’initiative d’une révision de la Constitution et d’une modification de la Loi-cadre en adoptant, comme principe, la reconnaissance de l’autonomie interne des Territoires et en tirant de cette reconnaissance toutes les conséquences institutionnelles » (Mamadou Dia in Mémoires d’un militant du Tiers Monde).

Les conflits n’ont pas manqué d’éclater entre le chef du Territoire et les membres du Conseil de gouvernement tous issus du BPS. Ils ont porté sur l’interprétation des textes et notamment sur la présidence du Conseil, la signature et la contre signature des actes réglementaires, la nomination des administrateurs chefs de circonscriptions administratives. Ces questions sont évoquées à la conférence des présidents et vice-présidents des conseils de gouvernement, réunis à Paris du 10 au 13 février 1958. Dés lors, il n’est pas étonnant que le gouvernement Français ait été amené à prendre l’ordonnance du 26 Juillet 1958 qui confère la présidence du conseil à l’ancien vice- président du conseil. Le chef du territoire se trouve désormais relégué dans un simple rôle de représentant de l’Etat Français. Dans les faits, l’heure de l’indépendance a sonné.

Par ailleurs, malgré une large campagne de mobilisation dite « Campagne de Vérité » sur les politiques et les initiatives du Conseil de Gouvernement, le Parti unifié du Bloc Populaire Sénégalais enregistre sa première dissidence avec le départ du BPS de Majhemout Diop, Khalilou Sall, et leurs amis pour créer le Parti Africain de l’Indépendance (PAI), le Samedi 15 Septembre 1957 à Thiès, dans l’Escale, chez Issa Basse, un chirurgien dentiste. Oumar Diallo, un cadre influent de la Régie des Chemins de fer Dakar-Niger est désigné comme Secrétaire général du parti lors d’une séance présidée par le Pr Abdou Moumouni. C’est quelques jours plus tard que Majhemout Diop est élu, à 35 ans, à la tête du PAI. Le Manifeste du PAI explique les raisons de cette dissidence traduisant une profonde divergence idéologique avec l’orientation prise par le BPS vis à vis de la question de l’indépendance. En introduction, le Manifeste évoque la question en ces termes :

« A l’heure historique de Bandoung et de la désintégration du système colonial de l’impérialisme, à l’heure où la confusion politique submerge l’Afrique noire sous domination française, notre devoir d’Africains nous oblige à porter devant les masses de notre pays le problème de l’indépendance nationale et de la transformation socialiste de notre économie ».

Gabriel d’Arboussier est élu, le 28 Mars 1958, président du Grand Conseil de l’AOF. Il remplace à ce poste Félix Houphouët Boigny élu le 21 Juin 1957. En mars 1958, tous les partis politiques, sauf le RDA et le PAI, fondent à Dakar le Parti du Regroupement Africain (PRA).

Ensuite, malgré l’existence du Gand Conseil censé, par son action de coordination, assurer le maintien de l’entité fédérale, chaque gouvernement local, tendait par son repliement de plus en plus marqué sur son territoire, à tourner le dos à cette Fédération. C’est ainsi que le Gouvernement et l’Assemblée du Sénégal, pourtant fort partisan de la Fédération africaine, craignant que Dakar, ce grand pôle économique, ne soit détaché du Sénégal, décidèrent dès juillet 1957, d’y transférer la capitale. Or, Dakar, depuis la création de l’AOF faisait l’objet d’une administration spéciale dénommée « Dakar et Dépendances », sous l’autorité du Gouverneur Général. Si légitime qu’il fut, ce geste devint un argument pour ceux qui étaient ouvertement opposés au maintien de la Fédération. La Côte d’Ivoire, en particulier, y était farouchement opposée, considérant qu’elle était la « vache laitière » de la Fédération dont elle alimentait une grande partie du budget. Il faut, en effet, rappeler que depuis la création de la Fédération de l’AOF en 1895, jusque vers 1950, le Sénégal seul, avec son arachide, alimentait le budget général à hauteur d’environ 50%.

Après la réalisation du canal de Vridi qui fit d’Abidjan un port de haute mer, la situation se renversa, la Côte d’Ivoire prenant la tête dans le budget de l’AOF. La « balkanisation » contre laquelle protestait Senghor avançait ainsi avec la Loi Cadre, au fur et à mesure que les gouvernements locaux se consolidaient.

Enfin et surtout, les promoteurs de la Loi Cadre ne pouvaient prévoir, ni le retour du Général de Gaulle au Pouvoir, ni l’orientation qu’il allait donner à sa politique coloniale au moment où la guerre d’Algérie faisait rage.

Cependant, un nouveau processus de regroupement des partis politiques allait prendre naissance si l’on en croit l’organe central du BPS qui, dans son numéro 20 en date du 28 décembre 1957 où il prend le nom de L ‘Unité Africaine , un communiqué publié à la page 2 dit : « Répondant à la grande volonté d’unité des masses Africaines et des populations sénégalaises en particulier, les représentants des partis politiques sénégalais suivants : Parti Sénégalais d’Action Socialiste (PSAS- MSA) , Mouvement Populaire Sénégalais ( MPS-RDA), Bloc Populaire Sénégalais (BPS- Convention Africaine ) se sont réunis à Dakar dans une salle du grand conseil le 12 décembre 1957 à partir de 10 heures ».

L’idée était de s’acheminer vers l’indépendance à l’instar de la Tunisie et du Maroc. Mais si cette indépendance s’obtenait en ordre dispersé, ce ne serait pas une véritable indépendance. Donc il fallait mettre l’accent sur les nécessités de réaliser l’unité. Pour les dirigeants du BPS, la priorité des priorités, c’était le problème de l’Unité Africaine qui postulait, d’abord, l’unité au niveau de chaque pays, de chaque territoire. D’où cette nouvelle optique qui visait au regroupement, dans chaque territoire, de tous les partis politiques.

Les partis politiques sénégalais réunis en conférence de la table ronde le 1er février 1958 à Dakar, se sont mis d’accord sur un programme politique minimum dont la base serait pour l’immédiat la conquête de l’autonomie interne totale des fédérations de l’AOF et de l’AEF, décident la création d’une commission de quatre membres par délégation chargée, et de préciser le programme, et d’examiner les formes et les modalités de regroupement. Une conférence CAF-MSA, convoquée d’abord à Bamako, puis finalement à Paris, du 15 au 18 Février 1958, tentera, une fois de plus, de regrouper tous les partis politiques africains. Son objectif était de réaliser l’unité organique, une « République Fédérale avec droit à l’indépendance et la souveraineté interne ».

Transportée à Dakar, la conférence se réunira une dernière fois les 26 et 27 Mars 1958 pour constater un semi-échec puisqu’elle n’aboutira qu’à la création, entre le MSA et la CAF, du Parti du Regroupement Africain (PRA).

C’est lors de la réunion, dans la salle des délibérations de la Mairie de Dakar, les 3 et 4 avril 1958, des bureaux du BPS, du PSAS et du MSUS que furent discutées les modalités pratiques de l’unification sur le plan territorial.

Ils se mirent d’accord sur les « conclusions de la réunion commune des bureaux du BPS, du PSAS et du MSUS en vue de la constitution de la section sénégalaise du PRA » dont le nom adopté, sur proposition de Lamine Guèye fut : Union Progressiste Sénégalaise (UPS)

Le 6 avril 1958, la commission exécutive du MSUS, réunie à Rufisque, adopta ces conclusions et décida son adhésion à l’UPS.

Le 7 avril 1958, la commission exécutive du PSAS réunie à la Mairie de Dakar approuva « à l’unanimité les conclusions des différentes conférences inter partis ».

Le même jour, le comité exécutif du BPS, réuni à Rufisque, adopta la « Déclaration d’adhésion du Bloc Populaire Sénégalais (BPS) à l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) section sénégalaise du Parti du Regroupement Africain (PRA) ».

Le 8 avril se tint à Dakar la troisième réunion commune des bureaux de l’ex-BPS, de l’ex-PSAS et de l’ex-MSUS. Après avoir pris acte de l’accord unanime des trois formations sur les « conclusions de la réunion commune… » des 3 et 4 avril 1958, elle mit sur pied le bureau exécutif provisoire de l’UPS où siégea pour la première fois une femme sénégalaise dans l’organe dirigeant du Parti : Madame Rose Basse. Les autres principaux dirigeants du Bureau Exécutif provisoire de l’UPS sont :

  • Directeurs politiques : Lamine Guèye, Léopold Sédar Senghor
  • Secrétaire Général : Mamadou Dia
  • Secrétaires Généraux adjoints : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye LY, Abdoulaye Guèye Cabri…

Ainsi l’UPS prend le relais en 1958 pour mener le combat pour le fédéralisme. Elle va assumer la responsabilité de parti gouvernemental dans la période qui suit l’accession à l’indépendance. Ce sera le Parti qui fera face à toutes les crises qui surgissent après l’indépendance. Le congrès constitutif de l’UPS se tiendra le 20 Février 1959 dans la salle du cinéma Star à Fass en présence de 2.341 délégués venus de tout le Sénégal. L’UPS recevra, le 6 Septembre 1959, son récépissé sous le n° 1 116 / MINT.

Les dissensions commencèrent à se faire jour au sein de l’équipe du premier Conseil de Gouvernement du Sénégal et, comme d’habitude dans des cas pareils, l’origine et les causes objectives sont difficiles à cerner avec précision. Des divergences seraient apparues sur les traitements et train de vie des nouvelles autorités.

Les conflits d’intérêts commençaient à se faire jour et ne pouvaient plus être contenus ni par la sagesse, ni par l’habileté des dirigeants au sein du Conseil de Gouvernement selon l’analyse d’Abdoulaye Ly. C’est ainsi que le 13 juin 1958 la démission définitive d’Abdoulaye Ly comme ministre de la Production provoqua une crise du Conseil de Gouvernement et Mamadou Dia avait raison de dire qu’elle était surtout « une crise interne du Parti ».

C’était la première fois qu’on assistait à la démission libre d’un ministre, bien que le Chef du Gouvernement et beaucoup de ses collègues avaient tout essayé pour l’emmener à revenir sur sa décision qui était et reste encore un exemple de courage et de cohérence politiques.

En effet, les raisons qui avaient motivé la démission d’Abdoulaye Ly peuvent être résumées ainsi :

Le train de vie du Conseil de Gouvernement en rupture avec le niveau de développement du pays et contraire à l’éthique du Parti ;

Les contradictions qui caractérisaient le Conseil de Gouvernement, divisé et installé dans une lutte de clans ;

La déception et la démoralisation des populations devant les promesses non tenues et l’attitude de responsables plus soucieux de leur promotion, de leur bien-être que de l’intérêt général.

Pour être placé dans les mêmes conditions que ses collègues ministres, au cas où les avantages des membres du Conseil de Gouvernement seraient réduits conformément à son vœu, Abdoulaye Ly avait envisagé de demander à son épouse Docteur en Médecine, cadre de la Fonction publique sénégalaise, de solliciter sa mise en disponibilité.

Aussi considérant que les problèmes de fond qui lui tenaient à cœur demeuraient entiers, Ly a préféré mettre fin à son expérience gouvernementale pour mieux se consacrer aux activités du Parti, se plaçant en réserve pour la Nation pour être en première ligne dans les combats patriotiques qui s’annonçaient. C’est ainsi qu’il se consacra entièrement à son action au sein de l’UPS.
Qui pouvait prévoir que six semaines après, Abdoulaye Ly allait jouer un rôle déterminant au sein de la délégation de l’UPS, désignée pour participer au Congrès constitutif du Parti du Regroupement Africain (PRA) à Cotonou les 25, 26 et 27 juillet 1958 ?

Des débats passionnés s’engagèrent au sein cette délégation entre Léopold Sédar Senghor, partisan de la Communauté franco-africaine et Abdoulaye Ly partisan de l’indépendance immédiate et dont la détermination, la vigueur de ses analyses, le respect que lui vouait Senghor et l’estime dont l’entourait Mamadou Dia ont été décisifs dans ce débat.

Le Congrès de Cotonou déclara dans sa résolution générale ce qui suit : « adopte le mot d’ordre d’indépendance immédiate et décide de prendre toutes les mesures nécessaires pour mobiliser les masses africaines autour de ce mot d’ordre et de traduire dans les faits cette volonté d’indépendance ».

D’une manière générale, Abdoulaye Ly avait l’habitude de faire devant les cadres de l’UPS des exposés clairs, des analyses profondes, ses réponses ramenant toujours aux thèses du Parti et se référant le moins possible à des prises de position personnelles. Sa fidélité aux options du Parti était sans faille.

C’est le Comité Exécutif de l’UPS qui avait chargé les trois Secrétaires généraux adjoints que sont Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly et Abdoulaye Guèye Cabri de la mission de mettre en œuvre les stratégies de mobilisation des jeunes autour des mots d’ordre définis par le Congrès de Cotonou. C’est grâce à eux, aux consignes de discipline et de maturité que les jeunes de l’UPS n’ont été entraînés par aucun groupe et qu’ils ont préservé leur identité, en respectant le plan de déploiement de leurs forces tel que fixé en n’utilisant que le matériel préparé à cet effet et qui portaient les mots d’ordre suivants :

  • Indépendance immédiate
  • Nation Fédérale africaine
  • Confédération multinationale avec la France
  • Diotsarew

Les trois responsables du Comité Exécutif de l’UPS ont fait preuve de vigilance dans toutes les options d’encadrement des jeunes, car leur mobilisation massive aurait pu, sans cette fermeté de l’encadrement, permettre à des provocateurs de fournir des prétextes aux autorités coloniales, pour assouvir leur hostilité contre ces jeunes qui, selon eux, défiaient ainsi l’autorité de la France. Et dans une telle situation, nul ne sait ce que des agents provocateurs en civil disséminés dans les rangs des manifestants pouvaient faire.
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