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Trois figures marquantes de la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales : Valdiodio Ndiaye, Abdoulaye Ly, Assane Seck El Hadji Ibrahima Ndao

El Hadji Ibrahima Ndao est un historien et homme politique : au sein du Parti socialiste, il a joué un grand rôle dans les années de braise au Sénégal ; il est également l’auteur du livre intitulé « Sénégal, Histoire des conquêtes démocratiques ».
La présente étude est sa contribution à un ouvrage collectif dont elle est la principale épine dorsale : Les évolutions politiques de Valdiodio, d’Abdoulaye Ly et d’Assane Seck dans la période des luttes collectives pour les libertés fondamentales au Sénégal jusqu’à la crise de décembre 1962.

XI-Me Valdiodio Ndiaye, maître d’œuvre la réforme administrative et territoriale

Une fois l’indépendance politique acquise, la jeune République du Sénégal et ses dirigeants se sont attelés à mettre en place les structures et les institutions nécessaires pour engager la bataille du développement. C’est ainsi qu’il fut retenu d’élaborer un plan de développement économique et social à long terme. Des comités d’études furent chargés de collecter tous les éléments en vue de l’élaboration du Plan. Ensuite, Mamadou Dia s’attacha les services du Père Lebret, expert ayant déjà travaillé pour des pays d’Amérique Latine et pour le Liban et dont les compétences pouvaient être utiles à la jeune République. Certes, il y avait l’obstacle psychologique de ceux qui ne savaient pas ce que c’était un plan de développement et qu’il fallait convaincre. Mais il fallait également compter avec l’opposition politique des intérêts privés qui se croyaient menacés par un plan de développement.
Pour que le Plan puisse trouver des structures d’accueil favorables, il fallait réformer complètement les institutions, d’où l’idée d’une réforme administrative lancée en août 1959 par le Président Mamadou Dia, au cours d’une importante réunion tenue dans son bureau avec la participation de ses ministres et des techniciens responsables. Par la loi n° 60-15 du 13 janvier 1960, le gouvernement Dia entreprit de diviser le Sénégal, en 7 grandes régions économiques, et ces régions en 27 cercles appelés plus tard préfectures ou départements. Les cercles étaient eux-mêmes divisés en 85 arrondissements à la place des 139 cantons de création coloniale.
Le canton n’était pas une circonscription administrative à proprement parler, mais plutôt un fief féodal, et comme tel, sujet à des partages que le pouvoir colonial entérinait souvent pour éviter des querelles dangereuses pour la paix publique. L’émiettement du pays en 139 cantons s’ajoutait à la douzaine de communes mixtes et aux « escales », localités soustraites à l’autorité des chefs de canton. Du fait de la disparition des cantons, les escales n’ont plus de régime particulier, et celles qui n’ont pas été érigées en commune sont désormais administrées par les chefs d’arrondissement. Il en est de même des villages, consacrés cellules de base de l’organisation territoriale. Le groupement des villages, pour des raisons d’efficacité économique, est envisagé sous la forme de communautés rurales. La loi du 1er février 1960 venait couronner l’édifice régional en plaçant auprès du Gouverneur une Assemblée de conseillers régionaux, première collectivité locale vraiment décentralisée.
Cette réforme, pour être efficace, supposait un changement total d’état d’esprit chez les nouveaux responsables de l’administration territoriale ; aussi le gouvernement a-t-il dû résoudre deux problèmes : la suppression de la chefferie coutumière et l’africanisation intégrale du commandement territorial.
A la différence d’autres pays d’AOF, la chefferie coutumière  du Sénégal n’était pas sans révéler certaines valeurs individuelles, le colonisateur ayant pris le soin d’éduquer les fils de chefs dans l’espoir de les emmener à pratiquer les méthodes du commandement où le procès-verbal remplace la chicotte.
Cependant, c’est une véritable préparation psychologique individuelle qui fut nécessaire pour convaincre dans bien des cas les intéressés et les persuader d’abandonner leurs privilèges de naissance. A cet égard, l’action du ministre de l’Intérieur, Valdiodio Ndiaye, lui-même issu d’une des anciennes familles régnantes du Sine-Saloum, fut décisive dans l’adhésion à cette réforme : une grande partie des chefs s’en accommoda, sentant bien que le monde qu’ils incarnaient était révolu. Cependant, il fallait leur assurer un « recasement » ou une retraite dans la dignité.
C’est ainsi que sur l’ensemble, 60 chef environ se retrouvèrent à la tête des nouveaux arrondissements mais, pour accentuer la coupure entre les fondements anciens et les principes nouveaux, entre les fonctions dues à la naissance et celles dues au talent, le Gouvernement ne permit pas qu’un ancien chef de canton se transforma sur place en fonctionnaire ; tous les nouveaux promus firent l’objet d’une mutation hors de leur ancienne zone d’action.
Une vingtaine de chefs, parmi les plus anciens, accédèrent à la dignité de Conseillers Coutumiers, nouvelle fonction honorifique créée pour la circonstance : ils gardèrent les avantages matériels qui leur permettaient de subsister, à l’exclusion de ceux antérieurement attachés à la fonction. Les autres chefs furent mis à l’honorariat avec les mêmes avantages.
Nulle réclamation ne fut élevée. Le Sénégal venait de rompre avec un des derniers vestiges du très ancien système colonial. Il était prêt à recevoir une nouvelle empreinte.
Dès l’année 1959 le Président Mamadou Dia avait pris l’engagement public et solennel de procéder avant le 1er juillet aux mutations de personnel nécessaires pour que soient remis entre les mains d’enfants du pays, les leviers de commandement de l’administration locale.
Cet engagement a nécessité beaucoup d’efforts de recherche, de sélection, de mise en condition, une promotion de cadres africains d’autant plus massive que, du fait de la réorganisation territoriale, les postes à pourvoir s’étaient multipliés : 7 Gouverneurs, 14 Adjoints à des Gouverneurs, 27 commandants de Cercle, 27 Adjoints à des Commandants de Cercle, 85 Chefs d’Arrondissement, telles étaient les fonctions à pourvoir.
Par une politique fondée sur quelques principes clairs définissant les niveaux de recrutement, dégagée de toute exclusive ou  condition d’âge ou de grade, ne visant qu’à rechercher où il était, l’homme qu’il fallait pour tel poste, n’ayant comme seul critère que l’intérêt supérieur du pays, le Gouvernement sut, en quelques mois, en puisant tout aussi bien dans la Fonction publique qu’en dehors, réunir le personnel nécessaire, personnel non seulement qualifié, mais encore animé du plus bel enthousiasme pour la construction nationale.
Les premiers administrateurs sénégalais sortis de l’Ecole Nationale de la France d’Outre – Mer (ENFOM) sont immédiatement titularisés à des postes de responsabilité. Ce fut le cas de Abdou Diouf nommé Secrétaire général du ministère de la Défense, avant de devenir gouverneur de la région du Sine-Saloum (régions de Kaolack et Fatick actuelles) ; de Babacar Bâ d’abord gouverneur de la région du Sénégal Oriental (région de Tambacounda actuelle), puis Directeur du Cabinet du Président du Conseil ; de Daniel Cabou gouverneur de la région du Bas-Sénégal (région de Saint-Louis actuelle) ; de Cheikh Hamidou Kane, d’abord gouverneur de la région de Thiès, ensuite commissaire au Plan. Il sera remplacé par Christian Valantin à la tête de la région de Thiès. Ceci entrait dans le cadre d’une relève de l’assistance technique française par de jeunes sénégalais.
Par ailleurs, les Assemblées régionales furent mises sur pied pour traduire dans le champ du réel l’engagement des masses rurales dans la gestion de leurs propres affaires. Conçues par une loi du 1er février 1960, élues le 31 juillet de la même année dans les meilleures conditions, leur premier acte fut de participer solennellement à l’élection du Président de la République, le 5 septembre 1960.
Ce n’est pas là pourtant leur rôle le plus habituel : peu de temps après, une ordonnance du 14 novembre 1960 leur donnait l’essentiel de la fiscalité régionale et le pouvoir de disposer des recettes. Ces Assemblées régionales étaient composées en majorité de simples paysans élus au suffrage universel.
Les symptômes de la crise de régime :
La constitution adoptée le 25 Août 1960 a consacré, au Sénégal, un régime bicéphale, avec un Président de la République définissant les grandes orientations mais sans pouvoirs réels et un Président du Conseil, chef du gouvernement détenteur de la quasi totalité des pouvoirs exécutifs. Ce type de régime qui avait cours en France sous la Quatrième République avait été délaissé par presque tous les Etats africains nouvellement indépendants, sauf au Sénégal, au profit de régime présidentiel monocéphale.
L’entente cordiale, voire la complicité entre Senghor président de la République et Secrétaire général de l’UPS et Mamadou Dia président du Conseil, nées depuis leur appartenance commune à la SFIO en 1945 n’ont pas su résister aux épreuves du pouvoir politique. Facteur aggravant, l’écran du protocole n’a pas facilité un rapprochement et une concertation quasi permanents sur les dossiers brûlants entre les deux leaders.
Des plaies issues des années de lutte entre le BDS et les autres formations politiques se sont mal cicatrisées après les différentes opérations de fusion des partis politiques du Sénégal. Cela se traduisait par des divergences sur la manière et sur la forme et non sur le fond des questions débattues à la Direction du Parti ou à l’Assemblée nationale.
Au niveau de l’Assemblée nationale, les députés avaient profité, de l’absence du territoire  du Président du Conseil du Sénégal, pour se faire voter une augmentation de leur indemnité, alors que les salaires des Fonctionnaires et des Ministres étaient bloqués. Certains députés avaient contracté des dettes importantes auprès des anciennes SMDR, qu’ils ne payaient pas. D’autres avaient pris des participations, des actions dans des sociétés anonymes qui venaient de se constituer, quelques fois par personnes interposées. Dia a exigé que les dettes soient payées et les actions restituées.
L’Assemblée nationale avait décidé de s’octroyer l’autonomie financière de façon que les députés soient maîtres de leur budget, puissent faire ce qu’ils veulent. Dia s’y est opposé, l’Assemblée a passé outre.
La politique d’ « austérité » était mal acceptée par les fonctionnaires qui trouvaient que le gouvernement Dia portait l’essentiel de l’effort en faveur des paysans alors que les traitements des agents de la Fonction publique et des ministres étaient bloqués. La suppression des prébendes octroyées à certains marabouts ne fut pas bien accueillie dans ces milieux. De surcroît, la politique des coopératives avait touché les intérêts des traitants et ceux des marabouts qui étaient traitants en même temps. L’apparition des champs collectifs qui faisaient disparaître les « champs dits du Alarba » au profit des coopératives fut interprétée comme une volonté de saper l’autorité que la chefferie religieuse exerçait sur le monde rural. La rumeur faisait état de l’existence d’une liste nominative de chefs religieux à embastiller.
La politique d’assainissement des mœurs sociales par la lutte contre l’alcoolisme, la drogue, la prostitution, les maisons de jeu et celle d’assainissement des mœurs politiques par l’interdiction à la classe politique de s’occuper, en même temps, des affaires ont recueilli des avis partagés.
La diversification des relations internationales avec l’ouverture vers les pays d’Europe de l’Est tels que l’Union Soviétique, la Pologne, la Yougoslavie et la volonté exprimée de s’inspirer de leur modèle de société ne furent pas d’un heureux effet auprès de l’opposition constituée par les intérêts privés qui, déjà, se sentait menacée par l’élaboration du Plan de développement du Sénégal.
Le Vendredi 13 Avril 1962, se tenait le procès des « accusés du complot antinational » devant le Tribunal spécial de Dakar présidé par Abdoulaye Mathurin Diop, magistrat assisté de MM Wagué et Diaïté ; Ousmane Alioune Sylla occupant le siège de Commissaire du gouvernement. Les inculpés étaient : Pathé Diop, Doudou Seydi, Sidy Lamine Fall, Momar Walsylla Dieng, Badara Lô, Doudou Guèye et Ibrahima Diaw, « ces deux derniers en fuite », inculpés de complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat et Me Moustapha Seck accusé de non révélation de complot.
En fait de complot il leur était reproché d’appartenir à un « mouvement destiné à renverser l’actuel gouvernement du Sénégal par la violence ». Ce mouvement était installé à Bamako et ses membres étaient formés dans un camp d’entraînement paramilitaire basé à Koulikoro. La défense était assurée par le bâtonnier Abdourahmane Diop, Mes Abdoulaye Wade, Moustapha Wade, Piquemal, Omar Diop et Dione. Parmi les témoins on peut citer Cheikh Anta Diop, chercheur à l’IFAN, El hadj Tamsir Diallo ancien membre du MPS/RDA et Charles Graziani, industriel co-fondateur avec Lamine Guèye de la SFIO-Sénégal. Finalement six peines de travaux forcés et deux relaxes ont été prononcées.
La conjugaison de tous ces sujets de mécontentement aura raison de la cohésion au sein du Gouvernement et de l’unité au niveau des instances dirigeantes de l’UPS. Le Parti a tenté de calmer le jeu d’abord à son IIIème Congrès de Thiès, tenu les 4, 5 et 6 Février 1962, dont le thème portait sur l’Unité. Le malaise qui couve quelques deux mois auparavant dans l’UPS n’a pu être dissipé. Il s’est développé et s’est exprimé au niveau de l’Etat. Car déjà dans son rapport introductif du Conseil national du 21 Octobre 1962 à Rufisque, Senghor le secrétaire général du Parti reconnaît que ce malaise est bel et bien «  une crise de l’UPS ».
« Encore une fois, dit-il, il ne s’agit pas d’un différend Senghor-Dia, mais d’un conflit de clans qu’on a voulu porter au sommet ». Mais le fait est que malgré la réconciliation retrouvée au sortir de ce fameux Conseil national, la crise politique qui affecte gravement l’UPS a rebondi, pour se transformer en une crise constitutionnelle qui oppose le président de la République à son président du Conseil.
En effet, la ligne de fracture est réapparue dès le remaniement ministériel intervenu le 12 Novembre 1962 et qui vit : le départ de Obèye Diop du gouvernement, Valdiodio Ndiaye quitter le ministère de l’Intérieur pour celui des Finances et Joseph Mbaye le ministère de l’Economie Rurale pour celui des Transports et Télécommunications. Ce dernier remplace à ce poste Alioune Tall qui passe ministre délégué à la présidence du conseil chargé de l’Information et premier selon l’ordre protocolaire, suivi de Ousmane Alioune Sylla ministre délégué à la présidence du conseil chargé des collectivités territoriales et de la coordination administrative. André Guillabert entre au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères où il remplace Doudou Thiam devenu ministre de la Justice. André Peytavin cède les Finances et devient ministre des Travaux publics en remplacement de Alioune Badara Mbengue appelé au ministère du Commerce, de l’Industrie et du Tourisme où il remplace Abdoulaye Fofana. Celui-ci quitte le Gouvernement, ce qui va le radicaliser davantage dans son opposition au président du Conseil.
Une des particularités de ce gouvernement réside dans le fait que Mamadou Dia , président du Conseil assure en outre les fonctions de ministre de la Défense et de la Sécurité et que, malgré ce cumul, l’équipe passe à 18 ministres dont deux Secrétaires d’Etat. Il s’agit de Daniel Cabou, secrétaire d’Etat aux T.P. chargé de l’Hydraulique, de l’Habitat et de l’Urbanisme et de Racine Ndiaye, secrétaire d’Etat à l’Education nationale, chargé des Affaires culturelles. Il semblerait que la nomination de ce dernier soit une manœuvre politique de la part du président Dia pour semer le trouble au sein du Mouvement des Jeunes de l’UPS dont Amadou Racine Ndiaye était le Secrétaire général. Dans la recherche de solution le Bureau du MJUPS avait adopté une résolution « dont l’un des points essentiels préconisait l’instauration du régime présidentiel, pour le règlement de la crise ». (Mamadou Dia ibidem)
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