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Passé-présent: Edith, rescapée d’Auschwitz

Alors que l’on va vers le soixantième-douzième anniversaire de la libération d’Auschwitz, le 27 janvier 1945, Edith Davidovici décédée en 2018 témoigne de l’horreur des camps. C’était déjà en 2005.

Déportée avec plus de 1.000 Juifs, elle fait partie des 25 femmes survivantes sur 37 rescapés.

«Mon convoi parti de la gare de l’Est, d’une voie désaffectée, était le convoi 72, du 29 avril 1944. On nous avait dit que nous allions travailler en Allemagne dans une usine à confiture. Ce convoi comportait 1.004 juifs, 398 hommes et 606 femmes, et parmi eux 174 enfants de moins de 18 ans, entassés pendant trois jours, sans manger, sans boire, dans des wagons à chevaux. Des vieilles personnes sont mortes à côté de nous. Sont revenus 37 survivants dont 25 femmes. Je suis l’une d’elles, une femme miraculée.»

Encore aujourd’hui, à 80 ans, (2015), Édith Davidovici n’en revient toujours pas d’être vivante, d’avoir survécu à l’enfer du camp d’extermination d’Auschwitz, en Pologne occupée alors par les Allemands.

Au tout début de ce terrifiant voyage, des miliciens bien français, venus l’arrêter à Lyon où elle s’était réfugiée en 1942 avec son premier mari Eugène, cousin d’Élie Wiesel, et une partie de sa belle-famille, les uns et les autres dénoncés par le commissaire qui leur avait vendu des faux papiers. Remise à la Gestapo, elle est interrogée par le tristement célèbre SS Klaus Barbie qui ne comprend pas qu’on lui envoie, comme il le dit à l’officier allemand près de la porte, «cette jeune femme blonde au patronyme si français Saulnier». «À l’époque, je ne savais même pas qui il était», souligne-t-elle. Le chef de la Gestapo se met alors à fouiller dans son sac, déchire la doublure et trouve ses vrais papiers au nom d’Édith Stern, son nom de jeune fille : «Je ne voulais pas perdre mon identité. Il fallait que j’aie avec moi mes vrais papiers», souligne-t-elle.

Visage rayonnant

À la voir si menue, le visage rayonnant, ne paraissant pas son âge, vêtue d’une jolie robe bleu-clair de la couleur de ses yeux, des mains si fines de pianiste – elle joue toujours -, on a du mal à imaginer le long calvaire qui fut le sien. Mais il y a ce tatouage à l’encre bleue, indélébile, profondément gravé, avec une plume de stylo, sur le haut de l’avant-bras gauche, comme sur beaucoup de déportés.
À Bikernau, l’antichambre d’Auschwitz, séparé d’à peine trois kilomètres, Édith, 20 ans, fille de rabbin, a perdu son prénom, son nom, comme tous les déportés. Elle est devenue le matricule 80661. «Je n’arrêtais pas de penser qu’il y avait eu avant moi plus de 80.000 personnes. Ce chiffre me terrifiait.»

 

« Mon père ne pouvait pas imaginer l’enfer d’où je venais ».

Encore aujourd’hui, Édith continue à témoigner dans les écoles, dans les lycées, tout en aidant des étudiants à préparer des thèses sur la Shoah. Cela ne lui a pas été facile de parler : elle s’est tue pendant quarante ans. Quarante ans de silence. «En revenant à Paris au printemps 1945, j’ai voulu parler, et puis j’ai vu que cela n’intéressait pas les gens. La plupart du temps, ils étaient mal à l’aise et ne croyaient pas ce que l’on racontait. Alors je me suis tue. Je crois que les ”vivants” n’arrivaient pas à imaginer ce que nous avions vécu, nous qui venions ”d’entre les morts”. Même mon père, ce grand naïf, qui, comme ma mère, n’avait pas été déporté, s’est exclamé en m’accueillant : “Ma fille, tu es si débrouillarde ! Je savais bien que tu allais revenir !” Il ne pouvait pas imaginer l’enfer d’où je venais. “Tu sais, a-t-il ajouté, cachés pendant deux ans avec ta mère et ta soeur, dans un appartement à Caluire-et-Cuire près de Lyon, nous écoutions Radio-Londres qui ne racontait que des bobards : elle disait que les SS gazaient et brûlaient les Juifs dans des fours crématoires, que les femmes déportées cassaient des cailloux dans la neige, par moins 20° en robe d’été N’importe quoi.” “Mais papa, me suis-je écrié, tout est vrai !” Le pauvre homme était effondré, désespéré.»

Dans son salon aux canapés bleus, aux hautes baies vitrées donnant sur le boulevard Sébastopol en plein coeur de Paris, entourée de collages de photos de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, Édith raconte l’horreur au quotidien à Bikernau, Auschwitz en Pologne et à Neuschtadt, dans le nord de l’Allemagne, le dernier camp dans lequel elle a vécu après avoir fait «la marche des morts». Craignant l’avancée des Russes et des Américains, les Allemands se servaient des déportés pour se protéger, les «promenant» à travers la Pologne et l’Allemagne, à pied, dans la neige, à la recherche d’autres camps. Et ils leur interdisaient de s’arrêter, de s’asseoir. Édith a vu ainsi des centaines de femmes et d’hommes tués sous ses yeux.

Le contraste est saisissant entre cet appartement parisien qui respire la quiétude en cette fin d’après-midi et le récit de cette descente aux enfers d’une toute jeune fille de vingt ans. Mais la vieille dame qu’est aujourd’hui Édith met en avant la chance, oui, la chance, qui malgré tout l’a accompagnée tout au long de sa déportation, pendant plus d’un an, «comme si, dit-elle, Dieu me protégeait, me soufflait même ce qu’il fallait dire ou faire pour me sauver, afin que je ne finisse pas gazée, dans un but précis : que je témoigne. J’avais la foi, une foi immense, la Emouna (en hébreu) »

Elle se trouvait «au bout du monde, un monde hors norme»

Ainsi, lorsqu’elle arrive à Bikernau, avec sa belle-soeur, de vingt ans plus âgée, alors qu’elle s’apprête à sa demande à monter dans le camion qui les aurait amenées directement à la chambre à gaz, un SS remarque sa veste blanche en lapin et sans doute la beauté de la blonde jeune fille : «Toi, lui dit-il, la sauvant, mets-toi dans la foule qui va à pied.» «Je suis avec ma belle-soeur, répond-elle. Je voudrais qu’elle vienne avec moi.» Et le SS de demander l’âge de la belle-soeur. «Je ne sais pas ce qui m’a pris ! J’ai répondu 30 ans au lieu de 40, son âge véritable. Il l’a regardée d’un air narquois, puis a dit : ”Bon ! Suivez ceux qui marchent à pied !” Les SS ne voulaient garder que les femmes et les hommes les plus jeunes, aptes au travail. Si j’avais dit “40 ans”, elle aurait été gazée, comme les femmes, les enfants, les vieillards, qui, épuisés par trois jours de train, croyaient en montant dans le camion pouvoir enfin se reposer.» Peu après, arrivant les dernières auprès de détenues, elles-mêmes juives, qui rasaient la tête des nouvelles venues, Édith a insisté sur le fait qu’elles avaient toutes deux les cheveux courts et que ce n’était pas la peine de leur raser la tête «Avec ce froid, nous étions si contentes de garder nos cheveux !», souligne-t-elle.

La brillante jeune fille, qui avait fait des études commerciales, qui parlait six langues, le français, le hongrois, l’hébreu, le yiddish, l’allemand, et aussi l’anglais, avait tout de suite compris qu’elle se trouvait «au bout du monde, un monde hors norme». Il y avait ces hommes en tenue rayée, des détenus forcés au silence sinon ils étaient tués, ces SS qui hurlaient «Sales juifs, vous êtes tous des pouilleux», ces chiens qui les accompagnaient et le «chef», «l’horrible» docteur Josef Mengele, qui procédait aussi lui-même au tri, et, chose incongrue, cet orchestre de déportés toujours vêtus de la même tenue rayée, jouant la Valse de Vienne, pour faire croire à un monde «normal».

Autre choc pour Édith : avoir vu des «Juifs déportés aux côtés des Allemands qui tondaient, tatouaient, jetaient les Juifs dans les fours crématoires, assuraient la surveillance des baraquements». À quelques heures de l’arrivée des Russes et des Américains à Neuschtadt, une de ces fameuses «kapo» rouera de coups Édith, qui pesait à peine 20 kg, la laissant quasi-morte. Elle avait seulement osé reprendre derrière son dos un peu de soupe, en fait une eau noirâtre, tant elle était épuisée. Édith l’avoue : elle a mis des années à comprendre pourquoi ces femmes «si méchantes, si inhumaines», avaient choisi de survivre de cette façon-là. Selon un système au comble de la perversité, les Allemands, les SS, s’appuyaient sur des Juifs déportés pour humilier encore davantage les autres Juifs, «en faire des bêtes sauvages, ce que nous étions devenues».

« Je t’ai entendu prier ! Tu es jeune, Dieu te donnera d’autres enfants ».

Plus d’un demi-siècle a passé. Édith n’a pas pardonné, ni aux kapos, ni aux Allemands tortionnaires, «même si, affirme-t-elle, je ne leur ferais aucun mal. Tous auraient dû être jugés. Peu l’ont été», regrette-t-elle. À Auschwitz, Édith, qui avait été mariée à peine trois mois avant d’être déportée, a compris qu’elle était enceinte. Elle a échangé le tablier d’une kapo tchécoslovaque contre des tranches de pain dans lequel il y avait du bromure, «pour nous abrutir encore davantage, et j’ai réussi ainsi à cacher mon ventre, jusqu’au jour où ». Le jour où, à l’appel du matin, à 4 heures, toute nue comme cela se passait souvent, un SS l’a questionnée : «Tu n’es pas enceinte toi ?» «Non», a-t-elle répondu. Mais le SS voulant la piéger car «on» donnait les femmes enceintes au criminel Mengele pour ses expériences avant de les gazer, lui a dit alors : «”Tu sais, si t’es enceinte, tu auras un traitement de faveur. Tu mangeras mieux, etc.” Mais je lui ai répondu – j’étais maligne quand même ! – : ”Regardez, la femme devant, elle a du ventre comme moi ! C’est le fait de ne pas manger qui en donne, tout le monde sait cela !” “Allez, tu peux partir”, a-t-il dit. J’avais vu que c’était un homme gros et je m’étais dit : “Un gros est souvent plus gentil. J’arriverais à l’amadouer.”»

Mais Édith, qui avait réponse à tout – comme aujourd’hui d’ailleurs – n’a pu sauver son bébé. Elle a accouché à l’infirmerie du camp grâce à Gisela Perl, une détenue médecin, la nuit du 24 décembre, nuit de Noël. Un accouchement très difficile. Elle a entendu le bébé crier. Il était vivant. Un beau bébé de quatre kilos. Mais obligation était de tuer par une piqûre dans la tête tout nouveau né et de le donner à Mengele. La femme médecin juive l’a fait, disant à Édith : «Écoute, ne pleure pas. Je t’ai entendu prier ! Tu es jeune. Dieu te donnera d’autres enfants. Ne t’inquiète pas.» «J’étais dans un tel état, quasi comateux, que je me suis endormie. Heureusement, c’était Noël, l’appel n’a pas eu lieu à 4 heures du matin, mais à 11 heures. J’ai eu le temps de dormir. Cela m’a sauvé. Une heure avant, une soldate allemande est venue à l’infirmerie, demandant ce qui se passait : “Regarde, a dit la détenue médecin, elle vient d’accoucher. Mais elle est toute rose. Elle va pouvoir travailler bientôt.” Ces phrases m’ont sauvée. La soldate m’a laissé vivre. Je crois qu’en ce jour du 25 décembre, le Dieu des chrétiens aussi m’a protégée.»

Eugène, son premier mari n’est pas revenu des camps de la mort, ni sa belle-soeur. Édith n’est jamais retournée à Auschwitz.

Julia FICATIER, La Croix

Digest

Les dates

21 avril 1924 : Naissance en Hongrie.

1927 : Émigre avec ses parents pour Paris Avril

1944 : Arrêtée, à Lyon, par la milice. Est envoyée au camp de Drancy, dans la banlieue parisienne.

Mai 1944 : Arrivée à Auschwitz. Elle est séparée de son mari Eugène. Elle ne le reverra plus.

Janvier 1945 : «Marche des morts» vers les camps de Ravensbruck et Neuschtadt.

Mai 1945 : Retour à Paris.

1947 : Se remarie avec Salomon, un ancien déporté d’Auschwitz.

De 1948 à 1961 : Naissance des cinq enfants, trois filles et deux garçons.

1985 : Enregistre pour ses enfants ses «souvenirs» de déportée. Fait le tour des écoles de France.

1987 : Écrit un premier document.

1998 : Sa famille édite à compte d’auteur ses souvenirs, Vivre après la Shoah.

25 avril 2004 : Nommée chevalier de la Légion d’honneur par le président Jacques Chirac.