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Les Voleurs de sommeil : catastrophe humaine et agonie de la Nation sénégalaise Alain Pascal Kaly*

“Ça ne sert à rien. À rien de brailler sur des gens qui ne vont pas vous entendre. De pleurer devant des gens qui ne peuvent pas sentir votre douleur. Eux pour qui votre souffrance est comme une règle de maçon : elle leur sert à mesurer combien ils peuvent bâtir. Je ne suis rien du tout, ici. Et je ne serai jamais rien. Robert Jones, Jr, (2021,13- Les prophètes).
Aux mois d’août et d’octobre 2019, j ́ai passé respectivement deux semaines au Sénégal. La collecte des données de cette réflexion commença alors à l ́aéroport de Casablanca, au royaume du Maroc. Au sein de mes compatriotes passagers, j’ai poursuivi mes interactions à l’́aéroport international Blaise Diagne de Dakar et durant mes séjours, en interrogeant des Sénégalais de toutes couches sociales à Dakar, Ziguinchor et Kaolack. Sur le plan des actes routiniers observables dans la société, je recueillis les données qui fondent cette réflexion par les moyens systématiques de l’écoute, la discussion et l’interrogation adressés à des membres de ma famille, ami-e-s, piétons et commerçants, étudiant-e-s, etc.
Mes observations participantes diverses et variées, dans une culture connue de l’intérieur par le sociologue qui vous parle, révélaient différentes formes d’́enlisements irréversibles (?) de mes compatriotes. Il s ́agit des maladies mal soignées, de désespoir, de manque de perspectives, d’une incapacité totale et complète d ́imaginer un/le futur…
Cette situation me semble provoquée par un dangereux phénomène généralisé qui atteint toutes les classes d’âge que j’appelle ici le somnambulisme. Qu’est-ce que le somnambulisme ? Le somnambulisme peut être défini comme un manque, comme un trouble du sommeil involontaire. Quelles seraient les causes d ́une telle insomnie ravageuse, fatale, surtout chez les jeunes Sénégalais ? Combien d ́aveuglés impossibles à raisonner, victimes de ce manque de sommeil sont-ils morts en se jetant dans les pirogues pour aller en Europe ? Combien de corps de Sénégalais, cherchant vaille que vaille a échapper aux voleurs de sommeil, poussés par le somnambulisme à quitter le pays, ne seront jamais retrouvés entre l’́Équateur et le Brésil ?Combien pourront être enterrés dignement et humainement ?
Comment expliquer que des maladies mortelles et ravageuses comme le somnambulisme continuent d’être loin des priorités de nos autorités et de la presse si « vigilante » ? Sommes-nous en face d’une contradiction flagrante et d’un conflit d’intérêts immoral ? Les responsables de cette catastrophe humaine peuvent-ils aussi se pencher sur le chevet de leurs misérables victimes ?
Le voleur de sommeil joue au bon samaritain. Le voleur de sommeil est toujours immoralement capable de jouer aussi au bon samaritain pour mieux et toujours capitaliser. Alors : faut-il se débarrasser du vers dans le fruit sans remords ?
Au nom de la lutte contre le vol du sommeil, toute la population a le droit de se départir des rapaces. Les illustres femmes et hommes qui ont sacrifié leur existence pour cette nation ne seraient bien déçu-e-s de nous si par contingence ils revenaient à la vie. Pensons-y.
L’observateur attentif sera offusqué par la transmission d ́une génération à l ́autre de la dégringolade morale, éthique, culturelle, civique, politique et académique qui se matérialisent dans la jeunesse sénégalaise dont le sommeil a été et continue d ́être volé. Les indicateurs qui s’affichent représentent différentes formes de famines qui tenaillent, déshumanisent, abrutissent, aveuglent, et transforment chaque personne en mendiant. Nous, sénégalais, sommes devenus une société affamée de conquêtes matérielles superficielles et de pacotilles. Nous, sénégalais, sommes devenus une société éduquée et satisfaite par une culture de supercheries, d ́immoralités, d ́incultures chroniques. Nous, sénégalais, sommes devenus une société négativement et dangereusement vaniteuse, arrogante, violente a elle-même. Nous, sénégalais, sommes devenus une société ou l’honneur se vend pour un paquet de sucre, une bouteille d ́huile, un t-shirt rapidement délavé parce que lavable une seule fois, un billet d ́avion volé pour permettre à un proche d’effectuer le pèlerinage à Lourdes en France, à Fatima au Portugal, au Vatican chez les Romains, ou à la Mecque chez les Saudis. Est-il possible de faire un pèlerinage religieux avec un billet d ́avion volé ?Est-il concevable d’accomplir un pèlerinage religieux avec un billet d’avion volé sans crise de conscience ?Au Sénégal, c’est facile et moralement faisable. C’est la volonté de Dieu. C ́est le Ndogalu Yàlla qui prime et qui a fait tomber le billet d’avion du ciel. Ça marche comme ça. C’est le Ndogalu Yàlla qui octroie des richesses volées.
Nous sommes une société dont le futur potentiellement radieux est négativement et dangereusement compromis par nos guides et nos rois-politiques éclairés qui se vendent et vendent le futur de la jeunesse et le futur du pays pour des miettes. Le sous- sol de chaque propriété sénégalaise leur appartient. Chaque maison pourrait être démolie à tout moment pour donner place aux entreprises afin qu’elles exploitent les minerais qui s’y trouvent moyennant un certain pourcentage pour les rois-politiciens commerçants voraces.
Comment une actrice ou un acteur politique peut bien dormir, bien marcher, bien manger, faire des projets d’une quelconque ascension sociale, culturelle, politique, économique quand on est assujetti à tout payer : l ́air qu’on respire, les rayons du soleil , le sol qu’on foule chaque jour, l ́eau du puits que l’on boit, ses propres récoltes, le terrain ancestral…? Notre pays est confisqué par cette race de politiciens-rois- commerçants divinisés. Les futurs et sanglants conflits au Sénégal auront pour cause l ́impossibilité d ́accès à la propre terre des ancêtres.
Le Sénégal est devenu en six décennies une confédération de royautés aux frontières communicantes. Les rois-politiciens et les politiciens-rois ont des affiliations dynastiques personnelles et professionnelles qui se trainent sur de très longues périodes. Ils ne boivent pas, ne mangent pas, ne respirent pas sénégalais comme le Sénégalais lambda. Ils ne se soignent pas leurs maladies onéreuses au Sénégal et n’ont pas de relations intimes authentiques dans le Sénégal des profondeurs. Ainsi, le citoyen sénégalais paye chaque jour un impôt pour passer d ́un mini royaume à un autre. Il y a deux Sénégal: celui de nos rois-politiciens-commerçants divinisés et celui de leurs citoyens méprisés. Ils ont volé ; surtout à la jeunesse ; la capacité d’avoir peur. Or, toute personne sans appréhensions s’autodétruit. Elle devient sourde, aveugle, manipulable et disposée à faire les pires besognes au nom de sa tenace volonté de vivre et de rester vivante.
Dans cet atypique politique écosystème sénégalais, de qui parle la presse quand elle désigne “les nervis”? Des jeunes dont le sommeil a été volé qui peuvent maintenant tuer papa, maman, ami-e-s, voisins et voisines pour un pécule de survie misérable. Les Voleurs de sommeil sont les employeurs divinisés de la population active.
La société ainsi atteinte de somnambulisme chronique, dégénératif, paye sans conscience de lourdes taxes. Nos rois-politiciens divinisés ne peuvent être jugés et condamnés que par Dieu qu’ils disent être leur Seigneur et Guide. Le Ndogalu Yàlla devient le grand paradoxe, la marque indélébile des effets pervers de notre somnambulisme chronique, de notre fuite civique devant les périlleuses accommodations de nos rois-politiciens-vulgaires-commerçants.
Il semble qu’au Sénégal, Dieu ne soit pas synonyme de bonté et de miséricorde. Le sénégalais se déplace lentement en haletant en permanence. Il n ́a plus d ́argent pour acheter le souffle de sa respiration chaque jour. Les parents ont perdu la capacité de s ́émouvoir, de s ́indigner, de pleurer pour choisir quel membre de la famille mourra dans la tragédie du partage de l’air devenu insuffisant pour tous. La volonté de survie débouche sur la déshumanité, l’immoralité, l’égoïsme et la férocité animalesque sans précédents dans les annales de notre pays.
Le 20 octobre dernier à quatre heures du matin, un Sénégalais vivant au Brésil fut réveillé par un coup de fil de son cousin lui annonçant le décès de sa fille de vingt ans. Tellement assommé par la dure nouvelle inattendue il n’eut pas le courage d’en demander la cause. Ce n ́est qu’après avoir retrouvé ses esprits qu’il a pu rappeler pour avoir plus d ́informations sur les causes de cette perte. A sa grande surprise, il fut informé qu’elle est morte parce qu’un médecin formé à l’Université de Dakar a refusé de toucher à la jeune femme agonisante devant ses yeux. La famille n’avait pas réussi, ce jour-là, à déposer une caution d’un demi-million pour garantir la couverture des soins – dans un hôpital public. Ce médecin dont toute la formation universitaire et professionnelle et le salaire sont payés par les impôts du contribuable sénégalais n ́est que le symptôme visible, la trace émergée du découpage humain et de la privatisation de « notre » pays.
Ce qui est en jeu pour ce médecin qui ne souvient plus de son Serment d’Hippocrate, ce sont quelques conquêtes matérielles. La réussite sociale et économique moralement indigeste. Une société dont le succès, l ́admiration et le « respect » ne s’obtiennent que par le pouvoir et le privilège de privatiser tout ce qui est public ou naturel (comme l’air pur) en bien familial ; par la capacité d’humilier et d’assassiner quotidiennement les derniers rêves des citoyens. L’Enseignement public, toujours plus décadent, forme on dirait une génération de somnambules incultes, victimes d’un essentialisme qui ne pas son nom. A mois que l’on s’entende pour l’appeler Ndogalu Yàlla. Le somnambulisme, je le répète, a des manifestations sociologiques qui touchent à La Politique, La Citoyenneté, la Culture, La Spiritualité, La Religion, Le Travail et Le Sens Même de l’Humain.
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Comment imaginer le futur pour le Sénégal et le continent africain sous le règne de rois-politiciens-commerçants improductifs ?Ils font semblant d’ignorer les enjeux politiques, culturels, diplomatiques, nanotechnologiques, philosophiques, géopolitiques, géostratégiques et idéologiques. Ils légitiment cette supposée incapacité du Noir à travers les siècles.(Une « incapacité » provoquée. Il s’agit en réalité d’une force incapacitante.) Une fabrique de mendiant-e-s à l’échelle de toute une nation !Une usine de somnambules incurables. Les Sénégalais voient leur piété couronnée par le Ndogalu yàlla.
Toute société incapable de rêver, de faire et d ́être responsable de ses projets de progrès et de modernité est une société atteinte de somnambulisme mortel. Par quelle magie est-elle parvenue à ce résultat ? Une chose reste certaine, nous avons des politiciens atypiques qui gouverne avec les ressorts du Ndogalu yàlla. Cette sociologie politique est théologiquement ingénieuse et pédagogiquement innovatrice.
En effet, quand la culture nationale nourrit et encourage le génie qui autorise à cacher nos crimes, nos incompétences soigneusement apprises et bien assimilées, nos allergies au respect du biens public, nos actes délictueux, nos postures et actions immorales et notre manque chronique du sens éthique, la vergogne meurt dans les marais de la faim.
Les villes sénégalaises et le Sénégal seront bien administrés quand la population sera piteusement convaincue que le Ndogalu yàlla détermine, choisit et trace clairement bien avant la naissance les lignes par lesquelles tel fils sera “élu” Maire ma ville, député de ma circonscription. Tel fils sera le président de la République. Pourquoi pas ?Si tout est défini et décidé par avance par le sacrosaint Ndogalu yàlla à quoi servent les campagnes électorales? Il se peut que c ́est Dieu qui conditionnent les choix des électeurs. Le vote n’est en vérité que la légitimation du choix divin. Il faut maintenant continuer les conversations (d’aéroport, de salon, et de rue) pour tenter d’expliquer, de s’expliquer pourquoi le Dieu de Miséricorde donne à la population si pieuse des rois- politiciens commerçants voraces et intrépides. Nos voleurs de sommeil…
*Dr. ès-Sociologie. Professeur d’Histoire, de Cultures Africaines et de la Diaspora Noire au Departement d’Histoire et de Relations Internationales.(Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro- UFRRJ.)
Alain Pascal KALY,
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