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L’affaire Furcy : l’esclave défie son maître Né libre, il mène un combat de 26 ans pour sa liberté

Grand procès de l’histoire :  L’affaire Furcy, un esclave qui défie son maître

 

Né libre, il mène un

combat de 26 ans

pour sa liberté

 

Par Florence MONTEIL,

grand reporter #NotreTemps #Bayard Ex-Jerusalem Star, Muze, Phosphore

Au début du XIXe siècle, durant vingt-six ans, Furcy, un homme asservi bien que “né libre” s’est dressé contre son propriétaire pour obtenir justice. Un combat perdu d’avance? Pas si sûr…

Saint-Denis de la Réunion, 9 novembre 1817. Ce matin encore, Louis Gilbert-Boucher, le nouveau procureur général de l’île Bourbon (ancien nom de l’île de la Réunion), croule sous les dossiers. Le brillant magistrat de 35 ans, arrivé de métropole quatre mois plus tôt, a bien du mal à rester concentré : son esprit vagabonde entre la joie d’être bientôt père et ses démêlés avec les puissantes familles de planteurs, arc-boutés sur leurs privilèges coloniaux. Imprégné des idéaux de la Révolution de 1789, son progressisme l’a déjà opposé au fils du clan Desbassayns, le gouverneur de l’île : comment lutter contre la corruption quand tous ces notables se soutiennent pour contourner la loi?

La question des esclaves est particulièrement sensible ici, où la culture du café et de la canne à sucre repose sur cette main-d’œuvre gratuite. D’ailleurs, la première abolition de l’esclavage, de 1794 à 1802, n’a jamais été respectée. Les grands propriétaires sont prêts à tout pour protéger leurs intérêts, d’autant que sur les 90.000 habitants de l’île, plus de 70.000 sont des esclaves : huit personnes sur dix ! Qu’arriverait-il si le rapport de force s’inversait ?

Soudain, Gilbert-Boucher est arraché à ses pensées par des mots qui accrochent son regard malgré sa lecture distraite : “… Né libre… retenu à titre d’esclave… je réclame ma liberté…” Quoi ! Le magistrat s’y reprend à deux fois, mais, oui, il a bien entre les mains la requête d’un dénommé Furcy, un domestique qui se dit “né libre dans la maison Routier, de Madeleine, Indienne libre, alors au service de cette famille. Je suis retenu à titre d’esclave chez Joseph Lory, gendre de Mme Routier. Je réclame ma liberté, voici mes papiers“. Du jamais-vu ! Et le plus incroyable reste à venir : la procédure juridique qu’il enclenche va durer… vingt-six ans !

Un dossier construit méticuleusement

Que révèlent les “papiers” de Furcy ? Des certificats et témoignages prouvent que sa mère a été affranchie en 1789 mais que sa propriétaire, la veuve Routier, ne lui a signifié qu’en 1808, peu avant de mourir. Libre depuis dix-neuf ans sans le savoir ? Quel choc ! Elle faisait manifestement confiance à ses maîtres, qui avaient consenti à affranchir son premier enfant, sa fille Constance, peu après sa naissance en 1784. Furcy, né en 1786, n’a pas eu cette chance. Tout cela est pour le moins ignoble, estime Gilbert-Boucher, mais n’explique pas pourquoi Furcy se proclame “né libre“.

Intrigué, le procureur convoque le plaignant, représenté par sa sœur Constance. En tant qu’esclave, Furcy ne peut pas se pourvoir en justice, il est considéré comme “mort civilement” par le Code noir des Mascareignes. À l’époque, il a 31 ans, son portrait lapidaire le dit “mulâtre, jeune, beau, intelligent“, bien qu’il ne sache ni lire ni écrire. Et, en effet, la méticulosité du dossier qu’il construit depuis la mort de sa mère, trois ans plus tôt, prouve son intelligence et sa détermination. C’est bien lui qui met le doigt sur les manquements à la loi que Gilbert-Boucher va ensuite argumenter. Le procureur n’en revient pas : il entrevoit déjà un plaidoyer…Dès lors, il soutient la requête, en y associant son adjoint, le substitut Jacques Sully Brunet.

Ensemble, ils bâtissent une démonstration autour de deux points : tout d’abord, les textes de lois sur l’esclavage ne se réfèrent qu’aux “Nègres” et ne citent que l’Afrique comme pays d’origine. Or, Madeleine, née vers 1759 à Chandernagor, est indienne et ne peut donc pas être asservie. Son fils, lui aussi indien, est donc bien “né libre“.

Le deuxième argument repose sur le “privilège de la terre de France“, un principe promulgué à la fin du XVIe siècle qui affirme que “Nul n’est esclave en France” et qu’en conséquence celui qui en foule le sol se trouve ipso facto affranchi. Là encore, c’est la vie de Madeleine qui est invoquée : vers 11 ans, en 1772, elle est venue en France avec sa maîtresse, qui s’apprête à rentrer dans les ordres à Lorient. Hébergée chez Mme Routier, la religieuse accepte que Madeleine l’accompagne dans son voyage de retour sur l’île Bourbon, à la condition qu’elle soit affranchie à son arrivée. La promesse ne sera pas tenue, mais Madeleine n’en est pas moins libre dès cette date. Né d’une femme libre, Furcy l’est donc aussi.

Une riposte implacable

Fort de ces arguments, Gilbert-Boucher rédige la requête qui doit être remise par huissier à Joseph Lory, le maître de Furcy, le 22 novembre suivant. Au matin du jour tant attendu, confiant dans son destin, Furcy revêt ses meilleurs habits, quitte la plantation et se rend chez sa compagne, Virginie Béga, Noire libre dont il a eu deux enfants. Quelques heures plus tard, Lory manque de s’étrangler en lisant l’injonction qui mentionne en conclusion que “Furcy déguerpit de sa demeure à partir de ce jour sur les motifs qu’il est libre et veut jouir des droits attachés à cette condition.” Impossible ! Pas question de laisser un esclave menacer l’ordre établi.

Furieux, Lory mobilise ses pairs et déclenche une riposte implacable. Avec la complicité de ses amis omniprésents dans toutes les administrations, dont le puissant Desbassayns, il fait immédiatement arrêter Furcy pour “marronnage”, délit de fuite qui vaut à l’esclave deux mois de prison. Invoquant une complicité dans l’évasion de son esclave, il fait suspendre le substitut Sully Brunet et obtient le blocage du salaire de Gilbert-Boucher. Lors de l’audience préliminaire du procès, le 26 novembre, ses alliés récusent tous les arguments, alléguant notamment les risques pour l’ordre public si tous les esclaves indiens emboîtent le pas de Furcy. Gilbert-Boucher, responsable de la paix civile sur l’île, est pris entre deux feux et recule sur l’argument racial.

Dix années de calvaire

Le 17 décembre, lorsque le procès en première instance se tient au tribunal de Saint-Denis, les jeux sont faits. Les débats sont brefs, le verdict sans surprise : Furcy est débouté. Constance fait appel, nouvel échec, en février1818. Furcy va même rester en prison durant onze mois en toute illégalité. Quant à Gilbert-Boucher, humilié, menacé et inquiet pour sa famille, il obtient sa mutation en métropole. Il part penaud mais en emportant le dossier du procès. Qu’espère-t-il ? Garder un peu d’espoir, pour lui mais surtout pour Furcy, avec lequel il va rester en contact jusqu’à sa mort, en 1841, deux ans avant l’ultime coup de théâtre de l’affaire.

Le 26 octobre 1818, toujours vindicatif, Lory fait extraire Furcy de sa cellule pour l’expédier sur l’île Maurice, anglaise depuis 1810, dans la plantation de sa sœur. Débutent alors des années de calvaire dans l’enfer des champs de cannes à sucre. Pourtant, Furcy n’abdique pas. Il noue des relations avec des affranchis, trouve des appuis dans l’Église, dicte des lettres à Gilbert Boucher…Une obsession l’habite et l’aide à endurer ses souffrances durant dix ans : faire invalider le jugement de 1818, à Paris, près la Cour de cassation, seule juridiction habilitée à le faire. Son rêve paraît fou. Perd-il l’esprit ? Bien au contraire, il a un plan. Première étape, avant de faire reconnaître qu’il est “né li : arrivé sur l’île sans que Lory le déclare, il n’a pas de statut officiel. L’Angleterre qui prépare l’abolition de l’esclavage pour 1835 a beaucoup assoupli sa position et il obtient gain de cause.

À 41 ans, loin de sa famille sur cette terre étrangère, pour la première fois, Furcy est un homme libre. Comme tel, il peut prendre un patronyme. Ce sera le prénom de sa mère. Furcy Madeleine est prêt pour la deuxième étape : préparer sa requête en cassation, qu’il va déposer lui-même à Paris, sept ans plus tard. Sept années qu’il va aussi employer à monter son commerce de pâtissier-confiseur à Port-Louis à l’île Maurice. Troublante ironie, sa détermination à devenir un citoyen comme les autres le pousse à acheter deux esclaves. Il n’est pas abolitionniste, son combat n’est pas politique, mais personnel. Bientôt, son entreprise est florissante. Il se marie, a cinq autres enfants, et devient même une célébrité locale.

“Né en état de liberté”

En mars 1835, Furcy découvre Paris où Gilbert-Boucher, alors en poste à Poitiers, vient le voir. Le procès en cassation fait la Une des gazettes en France mais passe inaperçu sur l’île Bourbon. Avec les mêmes arguments méprisés par les magistrats en 1817 et 1818, il obtient la révision du jugement, mais il lui faudra encore attendre le 23 décembre 1843 pour que le nouveau verdict tombe : “Furcy est né en état de liberté” ! À 59 ans, il n’a pas refait le voyage pour entendre la sentence, mais on imagine sa joie profonde lorsque la nouvelle est arrivée à Maurice.

Sa requête, commencée deux ans après l’interdiction de la traite des Noirs (1815), s’est achevée cinq ans avant l’abolition de l’esclavage (1848) : vingt-six années d’un combat certes individuel mais qui, à un moment crucial de l’histoire des droits de l’Homme, a mis la justice face à ses contradictions. Le sieur Furcy Madeleine est mort riche et entouré, à 70 ans, en 1856, sans jamais être retourné sur son île natale.

Sources :

Les Enfants de Madeleine, essai de l’historienne de l’esclavage Sue Peabody (éd. Karthala, 2019),

L’Affaire de l’esclave Furcy, roman de Mohammed Aïssaoui (éd. Gallimard, 2010) et

L’Étrange Histoire de Furcy Madeleine, catalogue de l’exposition du Musée historique de Villèle, à la Réunion, en 2019.

Nota : Cet article est paru dans le magazine Notre Temps , N°627