GMT Pile à l'heure

La Ligne du Devoir

Dr Alioune Niang Mbaye, économiste, expert en décentralisation: “Nos collectivités territoriales manquent de véritables leaders…” Réalisé par Sergio RAMOS

Expert en décentralisation, le Docteur Alioune Niang Mbaye décrypte, dans cet entretien qu’il a accordé à votre journal, les contours de nos collectivités territoriales incapables, à cause de leur management, de répondre positivement aux missions qui leur sont assignées.

Pourquoi les collectivités territoriales ne sont-elles pas viables ?

Nos collectivités ne sont pas encore viables parce qu’elles ne sont pas capables de trouver des ressources financières additionnelles en plus de ce que l’État donne. Hors, le sens de la décentralisation, c’était de mettre en œuvre un système méthodique, rationnel, organisé qui va permettre aux populations de s’engager dans la transformation de leurs territoires à travers des infrastructures, la lutte contre la dégradation de l’environnement, l’aménagement du système urbain à travers aussi la facilitation de l’accès à l’eau, etc. Elles ont des ressources insuffisantes pour porter des programmes territoriaux capables d’inclure des changements significatifs, une croissance économique inclusive et une amélioration des conditions de vie des populations qui sont dans leur territoire.

L’autre aspect qui fait que les collectivités territoriales n’ont pas aussi de ressources en plus des ressources que l’État donne est lié au fait qu’elles ne peuvent pas vendre des ressources et des richesses si elles ne font pas du marketing. Au Sénégal, on n’a pas encore d’experts valables en marketing territorial ; aucune collectivité territoriale n’a un plan de marketing territorial, alors que le marketing territorial permet aujourd’hui de faire des collectivités territoriales attractives, compétitives et capables d’attirer des investisseurs privés.

Je prends un exemple très simple : Mame Abdoulaye Wade (ancien président), quand il a voulu qu’on ait des autoroutes à péage, il a travaillé dans le cadre d’un partenariat privé-public. Même si on perd 10 francs, nous pouvons aujourd’hui nous vanter d’être un des rares pays africains qui ont des autoroutes à péage.  Il faut qu’on ait des collectivités territoriales qui fonctionnent avec les mêmes logiques que les entreprises. Le dernier moyen, c’est que si les collectivités territoriales sont solvables, elles peuvent emprunter de l’argent aux banques à partir de ce qu’on appelle les emprunts obligataires.

Comment en est-on arrivé là ?

Les collectivités territoriales, du fait d’un militantisme béat, travaillent très souvent avec des élus locaux qui ne connaissent pas les textes de la décentralisation et qui n’ont pas les compétences et les capacités requises pour mettre du mouvement dans les collectivités territoriales. Parce qu’on ne cherche pas à capter,  au niveau des listes les compétences, les leaders dans les territoires pour mettre en œuvre les synergies en faveur d’un développement territorial. Aussi, les collectivités territoriales, en recrutant du personnel technique et administratif, mettent en exergue le militantisme. Alors, du coup, elles n’ont pas la possibilité d’avoir un personnel qualifié et capable de porter les nouveaux enjeux de la décentralisation. Nous avons traversé le néolithique et le paléolithique pour atterrir aujourd’hui au numérique. Mais, en Afrique, nous utilisons Watshapp, Facebook pour le loisir. Il est temps aujourd’hui qu’on éduque notre jeunesse pour qu’on puisse avoir des communes intelligentes qui se servent du numérique pour mettre en œuvre des systèmes de valeur économique et des systèmes de valeur territoriale. Au lieu de travailler pour faire changer notre jeunesse, nous utilisons les réseaux sociaux pour nous amuser alors qu’ils peuvent nous rapporter de l’argent.

Quel doit être le profil de maire capable de prendre en charge les préoccupations des collectivités territoriales ?

On a besoin aujourd’hui de maires qui sont capables, à travers leurs réseaux, leurs carnets de relations, de trouver des partenaires qui vont induire des changements dans leurs territoires. Je veux parler de la coopération décentralisée. Aujourd’hui, elle est une fois de plus le moyen le plus viable pour que les collectivités territoriales des pays pauvres puissent bénéficier des ressources, des expériences et des complaisances des collectivités territoriales des pays riches. Mais, à travers un partenariat gagnant-gagnant.

Comment peut-on y arriver ?

En tant qu’Africains, nous avons quelque chose à proposer aux pays européens. Si les Européens nous amènent des ordinateurs, nous, nous avons de beaux tableaux d’art, de belles chansons, de beaux instruments dont ils ont besoin. Je possède en tant qu’Africain ce que l’Europe ne possède pas. L’Europe possède ce que je ne possède pas. Nous pouvons aujourd’hui mettre en place un système de partenariat équitable pour que les peuples du monde, à travers des systèmes d’échanges, s’acceptent mutuellement et travaillent pour la coopération, la co-production de valeurs humanistes.

À votre avis, c’est quoi le problème de nos partis politiques d’aujourd’hui ?

Les partis politiques n’ont plus de système de formation des militants. Ils n’ont plus de stratégie viable de conquête de l’espace et du temps. Au fond, on a tué les écoles de parti. C’est normal parce qu’au Sénégal, il n’y a pas de parti qui fonctionne sur la base d’une idéologie. Or, c’est l’idéologie qui génère la vision et c’est la vision qui génère l’action. L’action est calée dans le temps avec un système de régulation, un système d’organisation et même surtout un système de management. Nous avons laissé les systèmes travailler dans un mécanisme que j’appelle l’entonnoir renversé : on a fait la promotion des médiocres qui vont en haut et on a fait exprès d’enterrer les plus compétents. On lit leur médiocrité à travers le discours, le langage et même à travers le contenu technique. Même si Macky Sall s’en va et qu’on amène un autre président, il va vivre le même système.

Ah oui ?

Les politiques ne font plus rêver. Ils ne sont pas des leaders. Ils n’ont pas compris que ce pays est très beau. Et sa beauté réside en ce que je t’ai dit. C’est-à-dire que nous sommes le seul pays au monde où existe le cousinage à plaisanterie. Où le Sérère refuse de verser le sang du Diola, le Toucouleur refuse de verser le sang du Sérère. Cela veut dire que dans la relation d’une transitivité, le Diola est un cousin du Toucouleur. Même les noms ont une valeur symbolique. C’est ce qu’on doit apprendre aux enfants. Les Bambaras, pour s’adapter au Sénégal ont accepté de transcrire leurs noms en des noms ouolofs. Ainsi le Diop devenait Traoré, Sidibé le Sow, le Coulibaly le Fall. C’est au Sénégal seulement qu’on peut le trouver. Les plus grands hommes africains sont du Sénégal. Il s’agit de Léopold Sédar Senghor et de Cheikh Anta Diop. Malheureusement, on ne les a pas appris et naturellement, on ne les comprend pas. Il y a même de faux intellectuels qui mettent en divergence Senghor en disant qu’il nous a retardés alors que Cheikh Anta et Senghor ont défendu la même chose. C’était à nous jeunes de reprendre leur enseignement et de créer ce que j’appelle la concordance des rythmes. C’est un poème que j’ai écrit. Je pense que les intellectuels africains sont des hypocrites. Ils n’ont pas enseigné Cheikh Anta Diop à la jeunesse africaine. C’est pourquoi le panafricanisme a tendance à être orienté vers une question politique alors que le panafricanisme ne sert pas à la politique.

A quoi sert-il alors ?

Le panafricanisme sert la revendication d’une renaissance culturelle africaine. Nous avons les beaux-arts. Il sert à inventer un Africain créateur, innovateur, capable de mettre l’Afrique en marche. L’Afrique doit se développer.