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« Une ligne éditoriale très soixante huitarde, une approche iconoclaste sur fond de culture humaniste ».

Au début, était l’imaginaire

Rimbaud et l’histoire culturelle

Le classicisme socialise la fonction du poète    au détriment de sa sacralité

A la différence de l’imaginaire des poètes de la Renaissance, la tentative de resacralisation du monde se fait en dehors du christianisme ; P. Benichou a produit deux essais très significatifs de l’imaginaire des poètes romantiques de la génération hugolienne, “Le Temps des Prophètes” et “Les mages romantiques”.

De notre correspondant au Gabon

Dans la sociologie de la réception littéraire, il est important de connaitre la justification que l’écrivain donne à son œuvre, c’est-à-dire non pas connaître la portée de son œuvre, mais de savoir d’où il écrit et ce qui lui permet de fonder et de féconder son inspiration. Donc le producteur de textes littéraires a une histoire culturelle dont la prise en compte est déterminante dans l’exégèse. Cette dimension justificatrice, que d’aucuns appellent l’imaginaire et qui est non écrite, est le commencement de l’œuvre, et celle-ci n’est pas dans la lisibilité immédiate du texte, mais sans elle l’altior sensus ou le plus haut degré de sens du texte dont parle Michel Charles dans “Archéologie du savoir peut se perdre”.

Mallarmé-photo- disait qu’il voudrait résumer le monde dans un livre, puis dans une phrase, puis dans un mot et enfin dans le silence. Et Rimbaud, poète de la voyance, du dérèglement des sens dans sa quête d’une expérience esthétique inédite, justifie son écriture par une agression du rationalisme tranquillisant et de la clarté apollonienne qui caractérisait la vieillerie poétique. On peut lire dans “Alchimie poétique” : “J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges”.

Ce paradigme inspirateur est plus prépondérant dans la poésie, et la littérature française écrite consacrée depuis la Renaissance en témoigne. Le statut du poète de la Renaissance est celui du poète-vates-1-, fils des Muses, celui qui édictait le sens métaphysique de la cité. Il avait ce sens avec “Énéide” de Virgile où le poète latin retrace les origines du peuple romain. Ce poète est gardien de la mémoire collective et archiviste de la communauté.

Le statut du poète rime avec la sacralité, il est dépositaire d’une parole immémoriale, d’un savoir tellurique qui remonterait du fond des âges. La poésie de Ronsard poète de “La Pléiade”, s’inscrit dans ce prisme ;  il n’y a qu’à lire “La Franciade”, épopée inachevée à travers laquelle le poète voulait sublimer l’histoire de la nation française. Donc il est juste de dire que la conception de la poésie sacrée est celle des poètes du 16ème siècle qui n’ont fait que réactualiser le paradigme inspirateur des poètes vates.

Aggripa D’Aubigné, dans le recueil épique “Les Tragiques”, retrace l’origine des Huguenots confrontés aux catholiques dans une verve biblique et eschatologique. Au 17ème siècle, avec Malherbe et Boileau, il y’a eu rupture avec la Renaissance, la poésie n’est plus un don, elle devient un métier. Le classicisme socialise la fonction du poète au détriment de sa sacralité. Le langage n’est plus une expression élitiste en raison d’une conception pointue de la poétique qui fait du poète un artisan du vers, telle est la doctrine de “L’art poétique” de Nicolas Boileau. Ce processus de désacralisation du langage atteint son paroxysme au 18ème siècle avec la philosophie des Lumières. Descartes qui a influencé la pensée occidentale est pour une bonne part responsable de cette dépossession du poète. La nature est mécanisée, il n’y a plus d’énigme à interpréter :  l’écrivain, le poète deviennent des rhétoriciens.

En 1800 à Iena, les frères Schlegel, avec leur revue “Athenaeum”, deviennent précurseurs du romantisme depuis l’Allemagne en modifiant le rapport du langage avec la nature. Et aussitôt après, c’est le commencement du romantisme un peu partout en Europe par un rapport entre le langage et la nature du point de vue du sujet. Les écrivains redécouvrent la conception classique du langage à l’époque de la Renaissance. Georges Gusdorf montre que ces poètes et écrivains, par delà la prégnance du mécanisme, se réapproprient la vision cosmique de la nature insufflée. La jeune génération romantique, sous la houlette de Victor Hugo, renoue avec la figure tutélaire du poète inspiré, déchiffreur du langage ésotérique de la nature présentée comme une métaphore végétale, animale et minérale. Il s’agit désormais de lire dans le grand livre de la nature. P. Benichou a produit deux essais très significatifs de l’imaginaire des poètes romantiques de la génération hugolienne, “Le Temps des Prophètes” et “Les mages romantiques”. Lire “La légende des siècles” de Victor Hugo, c’est se rendre compte de la fonction initiatique et ontologique du poète dans sa communauté ; pour s’en réellement convaincre, il faut lire le poème “La fonction du poète“. A la différence de l’imaginaire des poètes de la Renaissance, la tentative de resacralisation du monde se fait en dehors du christianisme, les poètes romantiques sont religieux dans une perspective cosmopolite, ce que Gusdorf appelle « la religion romantique ». Celle-ci combat le déisme proclamé par les Lumières en cristallisant l’opposition esprits des Lumières et esprits romantiques. C’est dans cette fenêtre idéologique historique que Rimbaud et René Char rejettent l’héritage du christianisme et font appel à la mythologie gréco-latine. 

Cette apologie de l’énergie native en dehors des religions révélées se traduit par une volonté de réenchantement du monde à partir d’un imaginaire refusant la mécanisation sèche du monde, par un triomphe incontrôlé de la révolution industrielle. Plus tard au 20ème siècle, on retrouve cet héritage chez Claudel pour qui la poésie est victoire du langage. Et Léopold Sédar Senghor pour qui Claudel et Saint-John Perse sont des modèles de ce paradigme, s’inscrit dans cet imaginaire poétique universel. Ainsi écrit-il dans “Chants d’ombres” « .[…] Esprit, souffle sur les cordes de ma kora, que s’élève mon chant aussi pur que l’or du Ngalam » ou cet autre verset dans lequel il écrit : « Je nommerais les choses futiles qui fleuriront de ma nomination … ». Senghor célèbre l’efficacité performative de la langue dont le pouvoir évocateur créé des réalités ou explique des mystères inconnus du commun des mortels. Sous ce rapport il confirme la définition de la poésie que Baudelaire assimilait à « une sorcellerie évocatoire ».
 
Alioune SECK

Libreville

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-1-Le poète-vates (= devin), dont l’inspiration est incarnée par une Muse, parle une langue à part, don de Dieu, Wikipedia.