Tarification de l’eau : Faisons payer les riches
Économie-Analyse du système de tarification de l’eau au Sénégal
Faisons payer les riches
Les populations à faible revenu au Sénégal consomment moins, mais paient plus cher l’eau et inversement les populations à revenu élevé consomment plus, mais paient moins ; une tarification par tête serait plus avantageuse pour l’exploitant et réduirait davantage les inégalités. Querelles de bornes-fontaines ?
La tarification de l’eau au Sénégal est un sujet que les sénégalais devraient connaître le fond et la forme. Pour éclairer la lanterne des consommateurs, Docteur Djiby Ndao partage une partie de sa thèse axée sur la tarification et l’accessibilité de l’eau au Sénégal. L’enseignant à la Faseg/Ucad, le spécialiste en Économie appliquée, économie industrielle et également enseignant associé au Cesag, explique tout dans sa thèse. Il s’en dégage que l’orientation pro-pauvre, politique du gouvernement, accentue dans les faits les inégalités et profite plus aux ménages non pauvres.
Depuis les réformes de 1995, le Sénégal a décidé d’aborder un système de tarification appelé « Tarification progressive ». Cependant, l’analyse de ce système de tarification nous montre qu’elle ne répond pas aux objectifs poursuivis et présente des imperfections.
-La tarification progressive, source d’inégalités
L’un des trois objectifs de l’adoption de la tarification progressive au Sénégal est de lutter contre la pauvreté et les inégalités à mettant en place un tarif d’eau socialement abordable et qui permet aux ménages les plus défavorisés ou démunis d’avoir accès au moins au minimum de mètres cubes d’eau potable nécessaire à la satisfaction des besoins de base à moindre coût. Il apparaît alors clairement que la tarification de l’eau est un des instruments ou leviers de mise en œuvre de la politique sociale de l’État.
Cependant, les résultats montrent que la tarification progressive est source d’inégalités. En effet, ce système de tarification, qui d’emblée a une orientation pro-pauvre, accentue les inégalités et profite plus aux ménages non pauvres. Les ménages pauvres consomment presque deux fois moins que les ménages non pauvres, mais ils continuent à payer plus cher l’eau.
Dans la tranche sociale, les ménages pauvres consomment par personne 24,8 litres d’eau par jour, soit environ le minimum vital d’eau par jour et par personne préconisé par l’Organisation mondiale de la Santé (Oms) pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle. On constate dans cette même tranche que les ménages non pauvres ne consomment par personne que 62,5 litres par jour, soit 2,5 fois le volume consommé par une personne pauvre. La même situation est observée dans les tranches intermédiaire et dissuasive dans lesquelles les ménages non pauvres consomment environ deux fois plus que les ménages pauvres. Dans tous les cas, les ménages pauvres utilisent l’eau pour répondre à leurs besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle, autrement dit, ils n’ont pas accès au minimum d’eau préconisée par l’OMS pour vivre décemment. Contrairement aux ménages non pauvres qui ont accès à la quantité minimum d’eau par jour pour vivre décemment dans les deux premières tranches de consommation et à celle nécessaire pour vivre dans le confort dans la dernière tranche.
Malgré ces différences dans la consommation d’eau potable, les ménages pauvres paient plus cher l’eau. En effet, la consommation par personne la plus élevée (53,0 litres dans la tranche dissuasive) chez les pauvres est facturée à 501 FCFA/m3 alors que la consommation par personne la plus faible chez les non pauvres (62,5 litres dans la tranche sociale) est tarifiée à 188 CFA/m3.
En conclusion, les populations à faible revenu au Sénégal consomment moins, mais paient plus cher l’eau et inversement les populations à revenu élevé consomment plus, mais paient moins. Ces résultats mettent en exergue l’absence d’équité dans la tarification progressive et cachent le fait que les ménages démunis qui consomment pour satisfaire leur besoin vital en eau continuent à payer l’eau plus cher que les ménages non pauvres qui utilisent l’eau pour satisfaire leurs besoins de biens de luxe.
-Proposition de système de tarification plus efficace et plus équitable.
Pour corriger les imperfections de la tarification progressive de l’eau au Sénégal, nous avons essayé, à travers une simulation, de proposer une autre tarification qualifiée de tarification par tête.
En effet, les résultats de la tarification progressive actuelle montrent que les ménages pauvres consomment moins en termes de consommation par tête, mais ils paient deux fois plus cher l’eau. Il est clair que cette tarification appliquée au Sénégal accentue les inégalités et l’objectif de rendre l’eau accessible aux ménages démunis par l’instauration de la tranche sociale est loin d’être atteint.
Partant de ce constant, on fait l’hypothèse qu’une tarification par tête serait plus avantageuse pour l’exploitant et réduirait davantage les inégalités. De façon spécifique, les hypothèses sont :
- H1 : la tarification progressive par tête est plus équitable
- H2 : la tarification progressive par tête est plus efficace.
Pour vérifier ces hypothèses, l’étude s’est intéressée à la simulation d’un scénario d’une tarification par tête de l’eau en utilisant le tarif actuel.
-Définition des tranches :
La tarification actuelle de l’eau au Sénégal est basée sur la consommation bimestrielle avec trois tranches. La tranche sociale qui consomme au plus 20 m3 d’eau paie 189 CFA/m3, la tranche intermédiaire, qui consomme un volume d’eau compris entre 21 m3 à 40 m3, est facturée à 636 CFA le m3 et la tranche dissuasive qui consomme plus de 40 m3 par bimestre paie à 794 CFA le m3.
Par exemple, un ménage qui consomme 45 m3 se trouve dans la tranche dissuasive ; par conséquent, il paiera 20 m3 d’eau de la tranche sociale, 20 m3 d’eau de la tranche intermédiaire et 5 m3 d’eau de la tranche dissuasive. Sa facture d’eau sera 20*189 CFA +20*636 CFA+ 5*794 CFA, soit un total 20.740 CFA.
On part des tranches établies par l’OMS pour catégoriser les consommateurs. Pour l’OMS, une personne a besoin de 20 L d’eau par jour pour répondre à ses besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle, soit 1,2 m3 par bimestre. Pour vivre décemment, une personne doit consommer 50 L par jour, soit 3 m3 par deux mois. Pour vivre dans le confort, une personne doit consommer au moins 100 L par jour, soit 6 m3 par deux mois. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que tout ménage qui a une consommation d’eau par tête inférieure à 1,2 m3 est dans la tranche sociale, pour celui qui a une consommation d’eau par personne comprise en 1,20 m3 et 3 m3 est dans la tranche intermédiaire et pour le ménage qui a une consommation d’eau individuelle qui dépasse 3 m3 dans la tranche dissuasive.
– Impact de la tarification par tête sur les indices d’abordabilité
Les résultats de la simulation d’une tarification de l’eau sur la base d’une consommation par personne montrent qu’aux tarifs échangés, la tarification de l’eau par ménage est plus abordable, qu’il soit de l’abordabilité par rapport aux revenus des ménages ou par rapport aux dépenses de consommation des ménages. Cela s’explique par le niveau des tarifs unitaires très élevés par rapport aux seuils de consommation individuelle établis par l’OMS. Autrement dit, si l’État décidait d’appliquer la tarification sur la base de la consommation par personne, alors il va devoir revoir à la baisse les tarifs actuels ou proposer des volumes de consommation par individu plus élevé que ceux de l’OMS pour assurer une eau potable plus abordable à ses populations.
Cependant, la tarification par tête a réduit les inégalités sur les indices d’abordabilité. En effet, le prix de l’eau est devenu plus abordable chez les pauvres avec le scénario d’une tarification par tête. Les ménages pauvres consacrent une part plus faible de leurs revenus (3,6%) à leur consommation d’eau alors que les non pauvres allouent plus de budgets à leurs dépenses en eau potable (3%) par rapport à la situation actuelle.
– Impact de la tarification par tête sur l’équité
L’analyse de la tarification progressive appliquée sur la consommation des ménages a montré qu’elle est source d’inégalités et favorise les non pauvres. Les ménages pauvres consomment moins alors qu’ils paient plus l’eau. L’application d’une tarification progressive appliquée sur la consommation individuelle permettrait d’avoir plus d’équité sur les dépenses de consommations d’eau et par conséquent de réduire les inégalités. En outre, avec la tarification par tête, le principe « plus on consomme, plus paie cher l’eau » qui sous-tend l’utilisation de la tarification progressive est vérifié. En effet, les pauvres, qui consomment moins individuellement, paient moins. La tarification par tête permettrait de rétablir l’équité dans la tarification progressive de l’eau.
– Impact de la tarification par tête sur l’efficacité
L’un des objectifs de la tarification progressive est l’efficacité, c’est-à-dire le recouvrement des investissements dans le secteur par les factures payées par les consommateurs. Si l’on appliquait la tarification par tête sur la base des normes de l’OMS et en maintenant les tarifs actuels, les dépenses en eau des ménages passeraient de 5,2 milliards CFA à 6,89 milliards CFA, soit un accroissement de 33% des dépenses en eau des ménages. La tarification progressive sur la base de consommation par personne serait plus efficace pour l’État, car, à tarifs constants, elle permettrait d’augmenter de 1,69 milliard CFA sur les recettes de l’exploitant.
En somme, l’analyse de l’équité et de l’abordabilité de la tarification progressive a montré qu’au Sénégal, le prix de l’eau chez les abonnés est abordable (2,8%) si l’on se réfère à la définition de l’abordabilité de l’eau du Programme des Nations-Unies pour le Développement PNUD (inférieur à 3% du revenu des ménages). Cependant, l’eau n’est pas économiquement accessible aux pauvres qui allouent 4,0% de leurs revenus à leur consommation d’eau potable contrairement aux non pauvres qui consacrent à peine 2,7 % de leurs revenus aux paiements des factures d’eau.
En outre, les résultats montrent aussi que la tarification progressive accentue les inégalités entre les ménages pauvres et non pauvres. En effet, les pauvres consomment moins d’eau par personne, mais ils paient deux fois plus cher l’eau comparée aux ménages non pauvres. Ce système de tarification progressive ou par tranches croissantes de consommation a notamment pour objet de réduire la facture d’eau des petits usagers et de lutter contre les gaspillages. Selon Henri (2008), la tarification progressive est très largement utilisée pour payer le service de l’eau, mais est assez mal ciblée pour lutter contre la pauvreté si la consommation d’eau ne varie pas de façon sensible avec le revenu de l’usager.
La simulation d’un scénario dans lequel l’État appliquerait la tarification progressive où les ménages sont classés dans une tranche selon le niveau de leur consommation par tête a montré que celui-ci serait plus abordable aux ménages pauvres qui consomment individuellement moins d’eau et établirait une équité dans les prix de l’eau (plus on consomme, plus on paie) et serait plus économiquement efficace pour l’État.