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Sécurité : Restaurer l’adéquation Forces-Menaces

Colloque international des 10 ans du Centre international

des Hautes études de Défense et de Sécurité-« Enjeux et défis pour une sécurité collective effective en Afrique de l’Ouest : quelles solutions ? »

Général de Corps d’Armée (2S) Babacar Gaye 06/07/2023

Les Forces de défense et de sécurité,

pivot de la sécurité collective
Comment renforcer

les capacités des armées

ouest-africaines

à faire face aux défis sécuritaires d’aujourd’hui ?

Ma réponse à cette question récurrente est qu’il nous faut accorder plus de place à la mutualisation pour combler les déficits de cohérence de nos forces et, à partir de ce socle classique, valoriser les capacités réalisées par une nouvelle approche budgétaire.

Je remercie le CHEDS de m’avoir invité à ce Colloque dont le thème général conforte la vocation de think tank de ce centre. C’est le lieu de rendre hommage au Général Abdoulaye Fall, ici présent, qui en est le créateur.
Rechercher des solutions pour une sécurité collective effective en Afrique, comme nous y invite le CHEDS, c’est à la fois faire un constat amer sur l’état de cette sécurité collective et se donner les moyens de saisir une opportunité. Je songe en cela à l’idée d’une force de paix africaine sous mandat onusien lancée par le SGUN. Cette initiative est appuyée par des recommandations sur le partenariat entre l’ONU et les organisations continentales formulées par le C34 et par le soutien du SG, lui-même, à l’idée du financement des opérations de soutien à la paix de l’UA. Cette initiative sera un des piliers du Nouvel agenda pour la Paix (NAP) que Mr Guterres compte lancer fin 2024. Sous cet angle, la récente décision des autorités maliennes de demander le retrait immédiat de la MINUSMA est une interpellation implicite des Armées ouest-africaines. Il est dès lors opportun de se demander, comme nous y invitent les organisateurs de ce Colloque, « comment renforcer les capacités des Armées ouest africaines à faire face aux défis sécuritaires du moment ? ».
Ma réponse à cette question récurrente est qu’il nous faut à partir de novations dans la conception des Armées ouest-africaines et à partir d’un effort budgétaire durable des Etats restaurer l’adéquation des forces ouest-africaines aux menaces, et sur ce socle conventionnel, valoriser les capacités réalisées par une mutualisation des moyens de supériorité opérationnelle et de contrôle des espaces.
Je me propose de faire avec vous un rapide état des lieux de nos Armées, puis d’analyser les défis de sécurité actuels avant d’exposer une adéquation possible de l’outil à la menace.

1/ ETAT DES LIEUX DE NOS ARMEES
Les déficits capacitaires de la plupart des Armées ouest-africaines procèdent de lacunes dans leur conception exacerbées par les contraintes économiques.
1.1/Le développement des Armées ouest africaines a été freiné par les conditions qui ont présidé à leur conception.
Les Armées ouest-africaines ont longtemps vécu avec un décalage significatif entre les objectifs fixés à la défense et les moyens consentis pour leur réalisation. Ce ratio Mission /Moyens a été rétabli par des renoncements de souveraineté formalisés dans des Accords de défense contraignants, et d’ailleurs souvent révisés sous la pression populaire. Cette dépendance acceptée, voire voulue, a sécrété plusieurs tendances lourdes. Le caractère extraverti de la défense s’est longtemps lu dans l’indigence de la réflexion stratégique, dans la propension au mimétisme et dans la limitation des ambitions en termes de capacités notamment dans le sous- dimensionnement des Armées. L’Armée, en Afrique de l’Ouest, n’en est pas moins demeurée l’expression de la souveraineté recouvrée et le catalyseur du sentiment national. Mais la faiblesse de ses moyens, son irruption sur la scène politique et son instrumentalisation à des fins politiques, je songe aux gardes présidentielles suréquipées, ont longtemps interrogé sur sa finalité. A la question habituelle des chercheurs « Une armée pour quoi faire ? » le Général Mamadou Mansour Seck a apporté dans les années 70 une réponse volontariste dans sa thèse de l’Ecole supérieure de guerre aérienne éditée plus tard par l’Harmattan et intitulée « Nécessité d’une Armée ».
Les Armées ouest-africaines ont donc été bâties sur des fondements politiques qui ont sécrété des tendances à l’extraversion et à la déviation de finalité. A ces contraintes politiques s’ajoutent des contraintes économiques.
1.2/ Les contraintes économiques ont conduit à un mauvais positionnement des dépenses de défense et de ce fait à l’accumulation des déficits capacitaires.
L’extraversion des Armées ouest-africaines a été confortée par les restrictions sur les dépenses militaires encouragées par les institutions de Bretton Woods, notamment durant la période des ajustements structurels des années 80. Cette justification économique a entraîné une prévention de nos dirigeants vis-à-vis des dépenses de défense dont l’opportunité a été souvent mesurée à l’aune de leur équivalent en dépenses de développement. Cet état d’esprit a longtemps affecté les capacités des Armées ouest-africaines, et la multiplication des crises en Afrique procède de ce déficit d’investissement dans la sécurité. Aujourd’hui face aux menaces, certains pays du Sahel ont connu dans les cinq dernières années une augmentation de 70% de leur budget de défense mais également une augmentation des fautes de gestion. Les multiples réunions et plaidoyers des chefs d’Etat du G5 sur la scène internationale pour l’équipement des bataillons de cette Force rappellent que « l’assurance n’est chère qu’avant l’accident ». Quel est l’état de l’outil bâti sur les bases politiques et économiques que voilà ?
1.3/ Les capacités des Armées ouest-africaines sont limitées par la conjugaison des contraintes économiques et des dysfonctionnements dans leur gouvernance.
Les Armées ouest-africaines se caractérisent par des dotations incomplètes de leurs forces et le faible taux d’encadrement des unités. Les déficits en cadres dues au contrôle de la masse salariale sont souvent accentués par de mauvaises politiques de gestion des personnels. En outre, le temps nécessaire à la maturation d’un officier explique l’atrophie des organes de réflexion stratégique et la rareté des laboratoires d’idées essentiels à l’anticipation et à l’orientation de l’action. A la décharge de ces Armées, il peut paraitre surréaliste d’élaborer des stratégies lorsque le minimum d’adéquation entre les moyens et les missions n’est pas réalisé. Enfin, le lien entre l’Armée et la Nation, qui est le ressort du moral, a pu être érodé par l’irruption des Armées ouest-africaines dans le champ politique et récemment par des usages excessifs de la force en représailles à des attaques terroristes.
La combinaison des contraintes politiques et économiques que voila a entraîné des limites dans les capacités de ces Armées et une addiction à l’assistance. En fait rien ne résume mieux leur état des lieux que la nécessité, 53 ans après les indépendances, de faire appel à l’opération Serval pour sauver le Mali du pire.

Quel est aujourd’hui l’état de la menace ?

2/LES DEFIS SECURITAIRES

Les défis sécuritaires en Afrique de l’ouest s’inscrivent dans les nouveaux paradigmes de sécurité humaine et de sécurité collective durable.

2.1/ Tout d’abord, les faiblesses des Armées accentuent les deux défis sécuritaires communs à tous les continents à savoir la criminalité transfrontalière organisée et le terrorisme.
En mer, le centre de gravité de la piraterie est passé de l’Asie du Sud -Est au Golfe de Guinée. Par ailleurs, la pêche illégale pose à terme un problème d’emploi des pêcheurs locaux et de sécurité alimentaire. Le déficit de contrôle des espaces terrestre et numérique favorise, quant à lui, le développement de la criminalité transfrontalière organisée dont la drogue est le produit phare. Le terrorisme, pour sa part, a fait irruption en Afrique de l’ouest à la suite de l’intervention occidentale en Libye et aujourd’hui des parties significatives du territoire de plusieurs pays ouest-africains ne sont plus entièrement sous contrôle des Etats.
2.2/ A ce déficit de contrôle des espaces s’ajoute la fragilité de nos pays qui sécrète des problèmes sécuritaires propres.
La fragilité politique recouvre les dysfonctionnements dans la gouvernance, et l’absence de perspective d’alternance pacifique. Ils génèrent un sentiment d’exclusion porteur d’instabilité intérieure et peuvent conduire à des mutineries et des rebellions qui bénéficient de la circulation des armes légères. La fragilité économique se lit dans l’exclusion économique et sociale des plus pauvres, et le non-emploi de la jeunesse, qui favorisent les migrations et la criminalité urbaine. L’exclusion se décrypte aussi dans les disparités territoriales de développement, qui nourrissent les postures communautaires, voire irrédentistes. La fragilité environnementale procède des capacités limitées des communautés à s’adapter aux changements climatiques qui font peser des menaces sur la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire et la sécurité des infrastructures situées sur le littoral.
2.3/ Enfin, les Etats restent des concurrents qui ne s’interdisent pas pour défendre leurs intérêts de recourir à la stratégie indirecte voire à des affrontements limités. Les frontières demeurent à cet égard des zones crisogénes, notamment lorsqu’elles traversent des bassins de ressources naturelles.
En somme, aux défis sécuritaires qu’ils partagent avec tous les continents les Etats ouest-africains ajoutent ceux sécrétés par leurs faiblesses et leurs intérêts. Comment renforcer l’adéquation des capacités des Armées ouest-africaines à ces menaces multiformes ? C’est peut-être le lieu de rappeler que les capacités que nous allons maintenant évoquer sont la somme de la doctrine, de la disponibilité opérationnelle, du soutien logistique, de l’entrainement et du moral.

3/LE RENFORCEMENT DES CAPACITES

.Face à ces menaces multiformes, les Etats gagneraient d’une part à adapter les missions de leurs Armées aux défis posés par la sécurité humaine, d’autre part à faire un bond capacitaire en accroissant et en rationnalisant les budgets des Armées enfin à compléter la cohérence de ces Armées dans le cadre d’une mutualisation régionale des moyens de supériorité opérationnelle, à piloter tout naturellement par la CEDEAO.
3.1/ Le renforcement de la contribution des Armées à la cohésion nationale et le décloisonnement des problèmes de sécurité sont de nature à faire jouer aux Armées un rôle accru dans la prévention de l’instabilité.
Les Armées ont en effet une fonction d’intégration qui réside dans le rôle de catalyseur de l’unité nationale joué par le service militaire. La conscription se doit pour cela de répondre au critère d’universalité par une répartition équitable des quotas à recruter entre toutes les régions des Etats. L’Armée a un rôle actif, et pas seulement symbolique, à jouer dans la cohésion nationale.
La conscription doit par ailleurs comporter de la formation professionnelle. Cette mission est une réponse au non-emploi des jeunes, à la migration clandestine et à la criminalité urbaine. Elle nécessite des crédits destinés à une augmentation significative du nombre de conscrits et à leur formation professionnelle.
Enfin, les cadres civils et militaires doivent prendre en compte la sécurité humaine grâce à une synergie dans les cursus de formation des acteurs de la sécurité publique, économique et environnementale. Cette synergie devrait amener ces derniers à penser la sécurité de manière décloisonnée et citoyenne.
Renforcer les capacités des Armées passe donc par une équité territoriale dans leur recrutement, une meilleure adaptation de leur mission aux menaces et un élargissement de l’horizon de leurs cadres. Les Armées doivent tirer de cette synergie avec la Nation un surplus de forces morales. Qu’en est-il de deux autres composantes des capacités que sont l’entrainement et le soutien logistique ?

3.2/ Le renforcement des capacités des Armées ouest-africaines doit d’abord s’appliquer à la structure et à la taille des Forces et à la cohérence de leurs budgets.
L’analyse des défis et de la situation de plusieurs pays du Sahel milite en faveur de l’augmentation de la taille des Armées. J.M Guéhenno, qui de 2001 à 2009 dirigea le DOMP, rappelait souvent que « la protection des populations exige que la taille des forces soit proportionnelle à celle de la population ». Par ailleurs, l’expérience des crises en Afrique de l’Ouest milite, elle, en faveur de l’existence d’unités d’élites capables de faire la différence sur le terrain grâce à leur organisation, leur équipement, leur soutien, leur entrainement et leur moral. Le bond capacitaire devrait donc se faire en priorité au profit des unités d’élites.
D’une manière générale, les budgets des Armées devraient gagner en cohérence en prévoyant des crédits significatifs pour l’entrainement, des dotations systématiques pour l’entretien programmé des équipements majeurs, notamment aériens et navals, et des crédits réguliers pour l’acquisition de matériels de supériorité technologique.
La prise en compte du coût de possession des équipements et la valorisation des moyens humains, technologiques et matériels d’entrainement sont des composantes essentielles du renforcement des capacités des Armées. Qu’en est-il des deux dernières composantes des capacités que sont la doctrine et la disponibilité opérationnelle ?
3.3/ En Afrique de l’ouest, la sécurité collective est un concept d’emploi que doit accompagner un concept de mise en condition d’emploi reposant sur une mutualisation des moyens de supériorité et des harmonisations dans la doctrine et les effectifs, du reste déjà convenues dans le Mécanisme de la CEDEAO.(1)
L’interopérabilité est le chainon manquant de la sécurité collective en Afrique de l’ouest. Elle requiert une volonté politique pour soutenir un effort financier durable au profit des Armées. Cet effort concerté entre les Etats et accompagné d’un engagement à mutualiser leurs moyens doit réduire l’extraversion de la défense et marquer le début du sevrage de notre addiction à l’aide. L’objectif de cet effort est de donner plus de cohérence aux Armées en comblant de manière concertée les déficits en cadres et en équipements majeurs.
L’harmonisation des différentes étapes de la formation continue des cadres, l’harmonisation des doctrines de contrôle des espaces et de lutte anti terroriste et l’harmonisation des procédures doivent accompagner voire précéder la mutualisation des équipements majeurs de contrôle des espaces. Au demeurant, cette harmonisation bénéfice du développement de l’enseignement militaire supérieur dans la plupart des Armées ouest-africaines.
Le contrôle des espaces aériens, maritimes et numériques devrait être mutualisé et pour ce faire le choix des équipements majeurs, leur acquisition et leur emploi devraient être concertés. Augmenter la cohérence des Armées ouest-africaines par la mutualisation nécessite une forte volonté politique. Face à cette option, les intérêts des Etats seront en balance avec l’acuité des menaces sur la sous-région, le bon rapport coût-efficacité de la mutualisation et son impact positif sur l’addiction à l’aide.
Il s’agit donc à partir d’un effort financier durable et concerté des Etats ouest-africains de renforcer les capacités de leurs Armées en harmonisant leur doctrine et en mutualisant leurs équipements majeurs.
Renforcer les capacités des Armées ouest-africaines appelle de ce fait une conception élargie et endogène de la défense, une rationalisation de la répartition des crédits budgétaires et un approfondissement du concept de sécurité collective
Il me reste à conclure. Le renforcement des capacités des Armées ouest-africaines a été entrepris à la fin des années 90 avec les programmes RECAMP et ACRI. Si ce renforcement est depuis à l’ordre du jour, c’est qu’il souffre assurément des capacités limitées des Etats mais aussi de leur addiction à l’aide étrangère et de leurs dysfonctionnements. Un nouveau paradigme s’impose. Il faut que l’on redéfinisse les missions des Armées à l’aune de la sécurité humaines et qu’un effort financier durable et concerté des Etats autorise bond capacitaire valorisé par une réalisation mutualisée des matériels majeurs de contrôle des espaces maritimes, terrestres, aériens et numériques. En somme, pour relever les défis sécuritaires d’aujourd’hui, il faut penser la sécurité dans le cadre élargi de la sécurité humaine et mutualiser les volontés pour combler les déficits capacitaires. Demain n’est pas attendre mais à inventer. Je vous remercie.

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1 Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de maintien de la paix et de la sécurité. (article 3fàh, article 10 bcd et article 19 aet b)