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Passé-Présent: Tommie Smith, Jonh Carlos, Jesse Owens

Le salut militaire de Jesse Owens de 1936 à Berlin contraste avec le poing levé de Tommie Smith et de Jonh Carlos 1968. Pourtant, ils se voulaient avant tout athlètes, à déplorer la situation de pauvreté du Noir en Amérique.

Un poing ganté de noir, les yeux rivés au sol, le regard détourné du drapeau américain. C’est le podium du 200 mètres des Jeux Olympiques de 1968. Moment historique et fort en émotion de deux athlètes noirs, n’appartenant pourtant à aucun des groupes du Black Power, et voulant seulement « dénoncer la pauvreté des Noirs américains ». La ségrégation raciale, théoriquement abolie en 1964 par le Civil Rights Act, sévit pourtant toujours dans le pays. Cinq mois avant, Martin Luther King a été assassiné et une vague d’émeutes consécutives a fait quarante morts. Immédiatement expulsés du village olympique puis interdits de compétition à vie, les deux athlètes extraordinaires payeront cher leur acte de bravoure et la descente aux enfers sera violente. Boycottés par les médias, menacés de mort, la femme de Tommie Smith se suicidera en 1977 et celle de Jonh Carlos demandera le divorce. Mais leur geste fondateur restera un acte historique pour la postérité et sera salué dans les années 2000. D’autres sportifs fascinants comme Jesse Owens, sprinteur et premier sportif noir de renommée internationale (pendant l’entre-deux-guerres), Pelé, considéré comme le plus grand joueur de foot de tous les temps et Muhammad Ali, boxeur afro-américain considéré comme le « sportif du siècle » et fervent engagé dans le mouvement américain contre la ségrégation raciale.

Jesse Owens, à Berlin en 1936

« Un camouflet au racisme dans la capitale du racisme »

Lors des Jeux olympiques de Berlin (1936), l’athlète afro-américain Jesse Owens rafle quatre médailles d’or. Ce triomphe piétine les thèses racistes du régime nazi et fige certains clichés autour du « corps noir ».

Le 3 août 1936, dans le gigantesque Olympiastadion de Berlin, plus de 100.000 spectateurs sont réunis. La foule est acquise à Adolf Hitler, qui a pris le pouvoir trois ans plus tôt. En réunissant 4.000 athlètes issus de 49 nations pour les JO, le IIIe Reich entend impressionner son monde. Malgré l’idéologie du régime nazi, Jesse Owens petit fils d’esclave de l’Alabama affirme que, pour lui, seuls le sport et les médailles comptent. Au moment de l’épreuve du 100 mètres, le grand public ignore qu’il a battu, deux mois auparavant à Chicago, le record du monde dans la même discipline. Paris-Soir raconte « l’exploit de Jesse Owens » à Berlin.

« Comme il commence à pleuvoir, on croit que Jesse Owens n’aura pu battre le record. Mais Owens a réussi l’exploit, l’exploit magnifique. Il a battu le record du monde des cent mètres avec 10″2/10. On applaudit le superbe athlète noir qui, décidément, débute de façon magistrale dans ces onzièmes Jeux olympiques. […] On garde encore la vision de cet effort souple, admirable, de cet étonnant coureur à pied qui semble disposer avec la plus grande facilité des records du monde. »

« Dans une classe à lui tout seul »

Le lendemain, Owen remet ça. Il remporte l’épreuve de saut en longueur. Le journaliste du Figaro est ébahi. « Dans un effort magnifique, il reprit le commandement, passant 7,94 m, et comme cette performance ne lui suffisait pas encore, il volait, peu après, au-delà de 8,06 m, battant son second record de la journée. Cet athlète prodigieux est, de toute évidence, dans une classe à lui tout seul. » Le surlendemain, Owens fait tomber les records du 200 mètres et du 4 x 100. Au rythme des médailles, les superlatifs pleuvent : « athlète prodigieux », de « merveille noire », « élégant » …

L’Humanité, dans son édition du 5 août apporte un bémol à l’euphorie médiatique. Le quotidien précise que « le “Führer” félicite théâtralement tous les vainqueurs, sauf le magnifique athlète noir Owens ». « Les champions américains de couleur continuent à mettre en pièces les plus belles théories racistes de la supériorité des Aryens », poursuit le quotidien. L’Intransigeant savoure : « On sait combien la race noire est peu appréciée en Allemagne. Il n’en est que plus piquant de voir avec quelle sportive élégance la race noire s’est vengée !» L’Huma du 7 août enfonce le clou : « Ce camouflet au racisme est donné dans la capitale et dans le sanctuaire du racisme. Le chancelier Hitler, en présence d’une foule immense, est contraint de mettre la couronne de chêne sur une tête noire et de proclamer ainsi la faillite d’un de ses dogmes ».

Les exploits de Jesse Owens ont permis de mettre à mal le mythe de la supériorité aryenne tout en fixant dans les représentations collectives la figure du « corps noir », comme le révèlent les travaux du chercheur associé au laboratoire sport et environnement social Timothée Jobert. Il est l’auteur de « Corps noir » : l’avènement historique d’une figure du racisme quotidien dans la revue Migrations Société.

« Aux Noirs le corps, aux Blancs les vertus »

L’hebomadaire sportif Match, le 11 août 1936, passe en revue les secrets de réussite des Finlandais (bains de vapeurs), Allemands (végétariens), Hindous (superstitions) etc. Le journaliste va voir Jesse Owens « le plus illustre » des « athlètes noirs » pour l’interroger sur la théorie du professeur Waitzer (présenté comme un spécialiste des sports « très réputé en Allemagne ») qui estime que la supériorité des Noirs en course s’explique par la construction anatomique de leur corps et « des fibres musculaires différentes de celles des Blancs ».

L’ensemble de ces stéréotypes raciaux constituent, selon Timothée Jobert, des manières de mettre à distance le « corps noir » (fascination versus infériorisation) par la stigmatisation de l’écart qui le séparerait de la norme dominante (autrement dit « blanche », occidentale). « Aux Noirs le corps, aux Blancs les vertus et compétences de l’esprit ». Cliché qui perdure encore aujourd’hui : on l’a vu ressurgir lors de l’affaire du fichage ethnique au PSG, ou celle des quotas de binationaux avec les déclarations de Laurent Blanc, sélectionneur de l’équipe de France en 2011, « Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Les Blacks. C’est comme ça. »

 

Avec Balla FOFANA

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