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L’Ermite politicien casamançais, Emile Badiane… Par El Hadj Ibrahima NDAW

Plus de quarante après, en revisitant le parcours et l’œuvre d’Emile Badiane, l’on comprend mieux le sens qu’il avait donné à son combat.

Isolée du reste du Sénégal, recluse dans les hautes frondaisons de son paysage verdoyant, la Casamance était, en dehors des colons, commerçants et politiciens, une région quasi-inconnue du grand peuple. Les colons avaient implanté leurs bases dans les centres ou dans les zones propices à leur commerce et d’accès facile vers l’océan, le fleuve ou les axes routiers praticables. Des villages entiers étaient blottis dans les bras feuillus d’une abondante végétation. Le visiteur pouvait longer un long tunnel avant de voir poindre les premières cases d’un hameau. La vie s’y écoulait de manière paisible, partagée entre les corvées imposées par les ‘’Toubabs’’, les travaux champêtres et les réjouissances collectives. Le rituel de société était réglé par les patriarches parmi lesquels se retrouvaient parfois, en parfaite harmonie, musulmans, chrétiens et animistes. Car la Casamance, malgré la multitude d’ethnies qui la compose, tire son originalité de l’amour et de la solidarité légendaires qui ont forgé sa personnalité. Des actes qui ont toujours caractérisé sa spécificité dans son vécu quotidien.

Un peuple d’hommes et de femmes laborieux, ce peuple qui vivait dans un climat serein ; ce peuple acquis au dur labeur dans une région naturelle, quasi sauvage, où une multitude de rivières et de ‘’bolongs’’ s’entrelaçaient, charriant pitance à profusion jusque dans les zones les plus inaccessibles.

Ce peuple a engendré des enfants studieux et travailleurs. Des enfants animés d’une ardeur au labeur qui bande les muscles ou secoue les méninges. Une ardeur inculquée par les parents avec sévérité mais aussi avec beaucoup d’amour et de patience.

C’est dans cet environnement que naquit Emile Badiane en 1915 à Tendième, dans le Bignona. De père pasteur, on devine aisément que son enfance se partageait entre l’école, les travaux champêtres et se renforçait par les préceptes de son père sur la charité, la tolérance et le respect d’autrui. L’enfant étonnait par son intelligence précoce que certains de ses camarades de classe expliquaient par de supposées accointances avec quelque génie du bois sacré. Cela me rappelle ces mots de Baudelaire : ‘’La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuse paroles…’’ Des paroles qu’Emile doté d’une sensibilité quasi mystique avait su probablement décrypter.

Une thèse défendue avec conviction par Paul Ignace Coly, ancien Maire de Bignona, qui ajoutera, en dressant un portrait plutôt politico-mystique du personnage : ‘’On reconnaissait même à Emile le don d’ubiquité qui expliquerait, selon certains, ses exploits à l’école. Entre Bignona et Tendième, existait un bois sacré qu’Emile traversait pour aller et revenir de l’école. Emile, dans ses silences, entendait des voix et il n’était pas rare de l’entendre monologuer. Seul ou publiquement.

Avec le temps et les responsabilités, cela était devenu de plus en plus fréquent. De longs murmures. Réminiscences de ses traversées du bois sacré où il avait certainement noué des liens avec quelques génies ».

Ses succès scolaires furent particulièrement remarquables et c’est ainsi qu’il entra à l’Ecole normale William-Ponty d’où il sortit Major de sa promotion. Et commença alors pour Emile une exaltante aventure d’enseignant ; de Podor au Fleuve à Nyassia en Casamance, son passage avait laissé des marques profondes au contact des populations. Sa générosité, son humilité et sa ferveur dans toutes ses entreprises avaient beaucoup pesé dans l’amour et le respect que lui portaient les populations. Emile ne faisait preuve d’aucun sectarisme dans ses rapports avec ses semblables.

Et la politique s’invita

Entre-temps, la politique s’invita en Casamance avec les chaudes empoignades entre Léopold Sédar Senghor et Maître Lamine Guèye. Pour asseoir et répandre leurs idées politiques, Senghor et Lamine avaient coopté comme responsables de parti des éléments en général non directement issus des localités ciblées. Les frustrations qui naîtront de ces pratiques conduiront à la création de structures locales dirigées par des locaux : au Fleuve, au Sénégal oriental, en Casamance, des mouvements tenteront de prendre en charge les préoccupations des habitants, avec, à leur tête, des natifs de ces localités.

Alliés d’un moment, Senghor et Lamine se feront face plus tard ; des divergences naîtront de leurs conceptions politiques. Pendant que Lamine Guèye sillonnait les centres urbains, Léopold Sédar Senghor s’enfonçait dans la profondeur des hameaux sénégalais. En Casamance, Senghor réussira le coup de force de s’allier un élément de poids, Emile Badiane.  Engagé dans le Mouvement des Forces Démocratiques Casamançaises –MFDC- structure qu’il avait créée le 14 mars 1947, avec d’autres, en réaction à la politique qui consiste à choisir les responsables politiques de la région en dehors des cadres de la Casamance. Adossé à cette force politique qu’était le MFDC, Emile engagera avec Senghor, dont il partageait la vision politique en direction des masses paysannes, un dialogue positif pour une recomposition du paysage politique casamançais. Le MFDC se fondra dans l’UPS et commença alors, entre ces deux personnalités, un long et fructueux compagnonnage.

De l’homme politique, Paul Ignace dira : ‘’L’entrée en politique d’Emile Badiane s’est faite dans un contexte particulier marqué en Casamance par une guerre des tranchées entre le département de Ziguinchor, minoritaire mais dominateur parce que acquis à la cause de la Sfio, et un département de Bignona plus vaste et plus peuplé mais privé de voix parce que pro-Bds. Et Bignona conscient de son gap au plan intellectuel va battre le rappel de ses fils intellectuels. Emile répond favorablement à l’appel des sirènes du pays profond. Il revient à Bignona, et très rapidement, il va investir le terrain politique et grâce à la force de son verbe et à la pertinence de son discours, va participer à la massification du Bds. En effet, s’appuyant sur les promesses de Senghor, se présentant comme le futur député des sujets français, de supprimer l’indigénat, Emile Badiane et les siens vont abattre un travail de fourmi auprès des masses paysannes casamançaises, jusqu’ici très peu politisées, pour les faire adhérer massivement au Bds. En battant campagne autour de la promesse de Senghor, Emile savait pertinemment que son discours allait passait.’’

Au BDS, puis UPS de Senghor et Dia, Emile Badiane fit un travail de terrain considérable pour rallier les populations casamançaises au parti de Senghor contre le parti de Lamine Guèye. De 1952 à 1960, conseiller territorial de Ziguinchor, il joua un rôle majeur, notamment dans le développement de la scolarisation, la création d’infrastructures scolaires et sanitaires dans sa région natale, où son influence était alors considérable. Il fut également secrétaire général de l’union régionale de l’Union Progressiste Sénégalaise -U.P.S- de la Casamance de 1962 à 1972.

A l’indépendance du Sénégal, et tout au long des années 1960, il a occupé plusieurs postes, allant de secrétaire d’Etat et de Ministre : secrétaire d’Etat à la présidence du conseil, chargé de l’information, de la radiodiffusion et de la presse (1959-1960), puis ministre de l’enseignement technique et de la formation des cadres de 1960 à 1970 et enfin ministre de la coopération jusqu’à sa mort en 1972. De l’hommage que lui a rendu le Collectif des Cadres de Casamance, on retient les multiples et vibrants témoignages, une belle statue à l’entrée de Bignona et un livre-album élaboré sous la direction de Makhily Gassama et portant le titre ‘’ Emile Badiane, le paysan, l’éducateur, l’homme d’Etat’’.

Dans l’avant-propos de ce livre, Makhily Gassama disait de lui, de sa vie : ‘’ haletante, courageuse, lucide, débordante d’amour pour son pays, d’humanité pour son prochain, la vie de ce Diola du Fogny ne connaissait pas de répit : elle semblait harceler le temps comme si elle sentait venir la mort à cinquante-sept ans. ‘’ Les hommages rendus à cet homme sont tous unanimes sur la reconnaissance de ses qualités d’homme intelligent, brillant, intègre et social. Quand il se déployait, Emile avait une perception des rapports de forces et savait dénouer toutes les crises avec un art que lui seul maîtrisait. Emile avait la patience et l’art d’écouter tout le monde, sans à priori sur l’ethnie ou la religion. Homme d’Etat, le Sénégal lui doit l’ouverture de plusieurs centres d’enseignement technique ; sur le plan social on lui devait aussi le projet de congrès villageois, un regroupement qui devait, à côté des champs collectifs villageois, regrouper et organiser chaque village autour d’un cadre unitaire de développement social et économique.

Emile était l’homme des grandes idées, des idées généreuses autour desquelles toutes les couches sociales pouvaient se retrouver. Je termine avec ce portrait que Makhily Gassama dresse d’Emile : ‘’Franchement hors du commun, tantôt flamboyante devant les caprices de la vie, tantôt austère devant le devoir à accomplir, tantôt égayant une atmosphère qui couve le drame, toujours épousant merveilleusement les contours des situations pour mieux les dompter, puissante, riche, inimitable, la personnalité d’Emile Badiane a séduit toute la classe politique de son époque, majorité et opposition confondues, comme elle a forcé le respect de l’élite intellectuelle.’’

Emile meurt brutalement le 22 décembre 1972 et est enterré à Tendième, dans le département de Bignona, son village natal. Un arrêt brutal pour toutes ces œuvres qui commençaient à sortir de terre, mais son empreinte est si profonde qu’il sera impossible d’oublier l’Homme.

Le livre-album que lui offre le Collectif des Cadres de Casamance est dédié à tous les écoliers du Sénégal. Il sert de référence pour la compréhension de cet homme politique hors du commun.

Livre :  Emile Badiane

 Le paysan, l’éducateur, l’homme d’Etat     

Editeur : ABIS EDITIONS Harmattan

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