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Idées : Parler les lieux. Ré-exister le commun.

Un capitalisme décolonial ?

Le déclin des théories critiques

en Corée du Sud

La question n’est pas de savoir comment inventer ou créer les savoirs décoloniaux en Corée du Sud, mais de savoir pourquoi les « savoirs sud-coréens » n’existent pas, et comment la Corée du Sud s’est « décolonisée » sans savoirs décoloniaux, sans théories critiques en général ;  il n’y a pas ce que l’on peut nommer « savoirs sud-coréens » dans un contexte post-colonial ou décolonial, contrairement aux mondes colonisés par l’Europe, dans lesquels il s’agit de produire et de reproduire les « savoirs africains » ou les « savoirs latino-américains »

Daeseung Park
Université nationale de Séoul

Université Toulouse – Jean Jaurès
Texte d’intervention
Le 12 juillet 2023

Parler les lieux,

Ré-exister le commun

Au mois de février dernier, les collègues de l’EuroPhilosophie ont établi le dossier de candidature pour le projet « EcoPhilos ». J’ai regardé les programmes éducatifs de l’EcoPhilos proposés par les collègues latino-américains et africains pour planifier, de ma part, un programme de mobilité à Séoul et d’enseignements pour les étudiants et étudiantes à venir de l’EcoPhilos. J’ai alors redécouvert une caractéristique fondamentale de la culture intellectuelle sud-coréenne : comme les intellectuels sud-coréens l’acceptent presque unanimement, il n’y a pas ce que l’on peut nommer « savoirs sud-coréens » dans un contexte post-colonial ou décolonial, contrairement aux mondes colonisés par l’Europe, dans lesquels il s’agit de produire et de reproduire les « savoirs africains » ou les « savoirs latino-américains ». À présent en Corée du Sud, la décolonisation des savoirs et la critique de l’eurocentrisme sont des problèmes totalement oubliés. La question que je voudrais poser n’est pas de savoir comment inventer ou créer les savoirs décoloniaux en Corée du Sud, mais de savoir pourquoi les « savoirs sud-coréens » n’existent pas, et comment la Corée du Sud s’est « décolonisée » sans savoirs décoloniaux, sans théories critiques en général.
Je vais commencer par une récapitulation historique. La modernisation en Chine, au Japon et en Corée était issue de la confrontation avec l’envahissement économique, politique et militaire de l’impérialisme européen. À la fin du 19ème siècle, les Est-asiatiques, ont compris la situation géopolitique en Asie, en se disant que « l’enjeu est de choisir entre l’isolement ou bien l’ouverture », autrement dit, entre  «rester en soi » ou bien « se moderniser d’après l’Europe ». Comme on l’a vu pendant la pandémie, cette question a toujours un peu de valeur en Asie de l’Est. Certes, il reste la question de savoir si c’est vraiment un « choix ». En tout cas, on dit que le Japon a choisi l’ouverture et une réforme de modernisation, et qu’il est arrivé à devenir l’empire fasciste militaire. Au contraire, la Chine et la Corée se sont tardivement ouvertes par la contrainte des impérialismes européens et japonais, et par conséquent, elles ont suivi une tout autre trajectoire historique que celle du Japon. La Chine est devenue la République populaire de Chine sous la direction de Mao Zedong après quelques décennies de désordre. La Corée a été occupée par l’empire japonais pendant 36 ans jusqu’à 1945, et 5 ans après, le peuple coréen a subi la guerre de Corée qui était la première guerre entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est, et qui a détruit presque toute la civilisation dans le territoire coréen. La guerre a éternisé la séparation entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. Pendant l’époque de la guerre froide, la Corée du Sud a été dominée par le néocolonialisme états-unien qui l’a utilisée comme la première ligne contre la Chine communiste et le soviet.
Pour vous présenter brièvement la problématique sud-coréenne de la colonisation et de la décolonisation, je vais faire quelques remarques sur le rôle des savoirs dans la modernisation de la Corée du Sud.
La première remarque : c’est une rivalité plutôt que la colonialité qui définit la relation de l’Asie de l’Est et de l’Occident.

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ANTHROPOLOGIE COLONIALE

INFORMATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
Rédacteur(s) en chef
Daeseung Park

Année de création
2021

Date de mise en ligne
24 septembre 2020

Langues de publication
Français, 韓國語

COORDONNÉES
Courriel
daeseung.park.lee@gmail.com

Adresse postale
Anthropologie décoloniale
420 Building #3, 1 Gwanak-ro, Gwanak-gu, SNUILAS
08826 Seoul
Corée du Sud

Ville de production
Seoul

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L’idée sud-coréenne de modernisation était formée sous l’influence de l’impérialisme japonais. L’image japonaise de la modernisation pouvait être décrite comme une course sportive mondiale dans laquelle il faut courir plus rapide que les Occidentaux, car « nous », les Asiatiques, sommes attardés. La relation des pays occidentaux et est-asiatiques était définie par cette idée de « rivalité ». Les Occidentaux sont l’ennemi et à la fois le maître à suivre. La vraie décolonisation se réaliserait par devenir plus moderne que les Occidentaux. Le colonialisme japonais a planté cette image de modernisation en Corée, et elle dominait l’esprit collectif des Sud-coréens, notamment pendant les régimes dictatoriaux militaires.
L’idée de rivalité apparaissait sous différentes versions dans les histoires chinoise, japonaise et coréenne, et conduisait ces trois pays à une modernisation comme occidentalisation non occidentale ou décolonisation colonisant. Le projet est-asiatique de la décolonisation ne s’oppose pas au système mondial colonial et impérialiste. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le Japon et la Corée du Sud sont devenus bonnes « alliances » obéissant du bloc de l’Ouest pour rattraper et dépasser les Occidentaux. La Chine, à travers une longue histoire de la révolution et du communisme, occupe actuellement une position dominante dans le système capitaliste mondial, en disputant l’hégémonie économique, géopolitique et militaire aux États-Unis.
Pour illustrer l’image de rivalité, je prends comme exemple l’eugénisme, en renvoyant à quelques études historiques. L’eugénisme, dont le terme a premièrement été utilisé par le scientifique britannique Francis Galton à la fin du 19ème siècle, est défini comme programme de l’« amélioration biologique » de l’humanité par sélections artificielles. Il s’est développé dans certains pays occidentaux, notamment aux États-Unis, et il a servi d’un fondement idéologique des massacres du nazisme. L’eugénisme japonais est un discours pseudo-scientifique raciste. À la suite de l’introduction de l’eugénisme au Japon, il y avait un débat dans lequel la question était de savoir comment « améliorer la race japonaise », qui était considérée comme étant génétiquement inférieure aux Occidentaux. À savoir que l’infériorité de la « race japonaise » a été acceptée par des intellectuels japonais. Or, dans les années 1920, après les victoires des deux guerres japonaises contre la Chine et l’Empire russe, et la colonisation de la Corée, le débat se passait différemment : au lieu de critiquer l’eurocentrisme inhérent à l’eugénisme, certains intellectuels japonais ont tenté de montrer la supériorité de la race japonaise, en s’appuyant sur les discours eugénistes. Ici, nous pouvons voir la logique japonaise de la modernisation. Un discours colonial occidental est accepté comme discours standard et objectif, et puis ce discours se transforme en discours colonial et anti- occidental de l’empire japonais. C’est une réappropriation du colonialisme occidental.
Il est intéressant que l’on peut retrouver une réappropriation similaire dans le nationalisme coréen qui a été inventé au début du 20ème siècle pour résister au colonialisme japonais. Les intellectuels coréens ont transformé le nationalisme occidental eurocentrique en nationalisme décolonial anti- japonais qui présupposait la « nation coréenne » comme une unité intemporelle, c’est-à-dire une nation qui existait en tant que telle depuis le commencement de l’histoire. Certes, ce type de nationalisme décolonial est en quelque sorte un essentialisme ethnique qui implique potentiellement un racisme. Tout au long du 20ème siècle en Corée, dans les mouvements de l’anti-dictature et de l’anti-colonialisme, il y avait des conflits théoriques et pratiques entre le nationalisme essentialiste et les marxismes.
La deuxième remarque : les savoirs n’ont pas grande importance dans la colonisation aussi bien que dans la décolonisation en Corée du Sud.
Lors du premier contact avec l’Europe, l’Asie de l’Est était une victime de l’impérialisme. Or, sa relation avec l’Europe ne peut pas être simplifiée par l’opposition dominant/dominé, ou colonisant/colonisé. Surtout, contrairement à l’Asie du Sud et à l’Asie du Sud-Est, la Chine, le Japon et la Corée n’étaient pas directement incorporés aux colonies européennes. Le Japon est devenu l’empire militaire, en renforçant la connexion avec le fascisme européen, la Corée importait les cultures occidentales par le Japon. Si bien que, lors de la première introduction des savoirs occidentaux en Corée, ces savoirs étaient transformés deux fois en Corée : par le colonialisme fasciste japonais et puis par les intellectuels coréens.
Pour comprendre cette transformation des savoirs, il s’agit de tenir compte des différences culturelles, notamment au niveau linguistique. En Asie de l’Est, antérieurement au contact avec l’Europe, il n’y avait pas de concepts au sens européen. La plus grande partie des concepts actuellement utilisés en Asie de l’Est est des néologismes inventés depuis le 19ème siècle. La traduction n’est pas seulement une transposition dans les langues est-asiatiques, mais une création de néologismes. Un double effet s’est produit par ce processus de traduction. En premier lieu, la traduction intervient comme la barrière la plus forte contre les savoirs occidentaux, c’est-à-dire que ces savoirs doivent perdre leur puissance épistémologique en Asie. En deuxième lieu, à travers la traduction, les savoirs occidentaux deviennent moins scientifiques, moins systématiques et moins persistants. Dès lors, on peut analyser la relation de l’Asie de l’Est et de l’Occident avec les notions opposées comme « original et imitation », « standard et variation », ou « référence et transformation ». Non seulement les savoirs, mais aussi toutes les institutions politiques et sociales modernes est-asiatiques sont des imitations, des variations et des transformations de l’Occident.

Dans cette relation entre l’Asie et l’Occident, la puissance des savoirs est nécessairement limitée dans la colonisation et la décolonisation. Edward Saïd observe que l’orientalisme n’est pas simplement un ensemble de mensonges et d’illusions modestes. La puissance des discours coloniaux ou eurocentriques vient du fait que ces discours sont constitués par différents niveaux de savoirs : à partir d’opinions trompeuses jusqu’à des vrais savoirs scientifiques au sens strict. Or, dans la mesure où les savoirs employés par le colonialisme japonais sont une transformation ou une imitation grossière des savoirs occidentaux comme on peut le voir dans l’eugénisme japonais, les savoirs coloniaux japonais sont beaucoup plus proches d’opinions trompeuses, de pseudo-sciences ou de simples mensonges.

Dans les années 1910, l’empire japonais a commencé à rédiger les livres officiels de l’histoire coréenne afin d’intégrer les Coréens dans la nation japonaise. L’objectif est d’inventer une fausse histoire, ces livres n’ont pas de valeurs scientifiques. Les colonisateurs occidentaux dominent par la violence reposant sur la rationalité et des sciences (y compris très souvent des mensonges, des illusions, des opinions mythiques, etc.) alors que les colonisateurs est-asiatiques dominent par l’irrationalité, des pseudo-sciences ou des « faits alternatifs » comme Trump le fait. La colonisation rationnelle ou bien la colonisation sans rationalité, quelle est la pire ? Peut-être que c’est l’une des questions posées par l’ordre mondial actuel dans lequel se disputent l’hégémonie chinoise et l’hégémonie occidentale.
La Corée était une victime du colonialisme du Japon et puis du néocolonialisme des États-Unis. Mais la décolonisation des savoirs n’était pas considérée comme l’une des tâches principales dans les mouvements anti-impérialistes. Ces mouvements allaient, sans exception, vers le renforcement du nationalisme essentialiste qui a privilégié la production des savoirs historiques sur la nation coréenne. La question est de savoir à quel sens ces savoirs historiques sont des savoirs, car ce nationalisme est en quelque sorte un culte de l’histoire coréenne. Cela nous conduit à une question plus fondamentale : qu’entend-on par le mot « savoir » dans les mondes est-asiatiques ? On peut poser la même question concernant la philosophie ou la théorie. Ce sont des questions ouvertes. Je passe à la troisième remarque.
La troisième remarque : le déclin des théories critiques en Corée du Sud depuis les années 2010.
Sous le deuxième régime dictatorial qui a duré pendant 18 ans de 1961 à 1979, la production des savoirs était extrêmement réprimée, il y avait peu d’espace intellectuel autonome. Une lecture et une possession des textes marxistes étaient un acte gravement condamnable.
Dans les années 1980, le troisième régime dictatorial permet partiellement d’étudier les maximes. Et puis à la suite de la démocratisation de 1987, de grands débats sur la théorie de la stratégie révolutionnaire ont commencé, car tous les militants croyaient que cette démocratisation « bourgeoise » avait été un point de départ vers une autre révolution plus radicale. L’espace de débats était inondé par toutes les théories révolutionnaires, les sectes des militants étaient extrêmement fragmentées. En gros, on peut les catégoriser dans deux groupes : un groupe marxiste-léniniste, un autre groupe nationaliste décolonial pro-nord-coréen et anti-états-uniens. Les débats se sont articulés autour du problème de l’eurocentrisme inhérent aux marxismes occidentaux.
Or, à la suite de l’effondrement du soviet et du bloc de l’Est de 1991, le groupe marxiste-léniniste a immédiatement été dispersé, certains parmi leurs théoriciens se sont convertis à la théorie althussérienne. Lénine a été remplacé par Althusser. Depuis cette époque, l’espace intellectuel était une fois encore inondé par les théories critiques occidentales : les marxismes occidentaux (Western marxism), le post-colonialisme, le post-structuralisme et la philosophie française contemporaine transformée en French theory par les intellectuels états-uniens. Il faut remarquer que les théories critiques ont été importées et consommées comme une marchandise culturelle de made in US.
Dans les années 2010, tous les courants des théories critiques ont très soudainement disparu après quelques événements politiques. Mais la raison fondamentale se trouve dans le développement explosif du capitalisme sud-coréen, dont on dit souvent « miracle ». Je vous montre un diagramme emblématique : en 1970, le produit intérieur brut par habitant de la Corée du Sud a été 16% de celui de la France ; en 2022, il est 90%. C’est une croissance dramatique d’un pays pauvre au capitalisme développé.
Toute l’histoire sud-coréenne est l’histoire pour se moderniser. Qu’il s’agisse de la dictature ou de la démocratie, de la décolonisation nationale ou de la collaboration avec les impérialismes, du marxisme-léninisme ou du nationalisme décolonial, personne ne peut dénier la nécessité absolue de la modernisation qui doit se réaliser par rattraper et dépasser les Occidentaux. La logique de la modernisation sud-coréenne n’est autre qu’une variation de la logique de l’eugénisme japonais : à savoir que le capitalisme est une invention occidentale ; il faut s’approprier cette invention pour se moderniser et devancer les Occidentaux. La seule stratégie que la Corée du Sud a trouvée pour se moderniser, ce sont le développement du capitalisme, l’exploitation violente de la vie humaine et le devenir-riche.
Ici, je peux répondre à la question que j’ai posée : pourquoi les « savoirs sud-coréens » n’existent pas ? Avant la démocratisation, il n’y avait pas d’espace intellectuel autonome pour produire les savoirs. Après la démocratisation, les Coréens n’ont pas besoin de produire les savoirs sud-coréens pour se décoloniser, parce qu’ils ont l’économie capitaliste qui modernise efficacement la Corée du Sud.
Certes, cette stratégie n’est pas durable. Je vous montre un autre diagramme sur le taux de fécondité. Le capitalisme sud-coréen grandit, tandis que le taux de fécondité baisse : 0,81 en 2021 et 0,78 en 2022. C’est un nombre sans précédent. La population de la Corée du Sud est en train de diminuer. C’est une interruption volontaire de la reproduction de la population ou, en quelque sorte, un « suicide collectif » de la société. Cela veut dire que l’on ne peut plus reproduire la vie humaine en Corée du Sud. Le projet sud-coréen de la modernisation est dans l’impasse, il n’y aurait pas d’autres projets possibles. Merci de votre attention.