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La Ligne du Devoir

Du citoyen au netoyen : La sur-duplicité sur internet

Ce libertinage verbal n’est évidemment pas sans conséquence sur le type de citoyen que produit la démocratie du net. Le citoyen est en train de se pervertir en « netoyens » avec tout ce que cela comporte comme risque de dégénérescence. Au citoyen originel qui délibérait sur les problèmes de la cité a succédé le citoyen du net qui est tellement aspiré voire obsédé par le virtuel qu’il oublie de « remplir » sa place dans le réel. Dans une véritable délibération citoyenne tout compte, parce que tout fait sens dans la prise de la parole : la prestance physique, le timbre de la voix, le débit du discours, la recherche de la cohérence dans l’énoncé, le choix des mots (simples ou savants) le style, etc. Dans les réseaux sociaux par contre, tout cela tend à disparaître pour laisser place au factice, à une double duplicité : la duplicité naturelle de l’homme et une sur-duplicité permise par l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Close-up of human hands pushing keys of laptop or computer

La superficialité des discours entretenus dans les réseaux sociaux est d’ailleurs un péril pour la démocratie, car un esprit habitué à parler de façon dispersé et frivole devient finalement une feuille morte. L’instabilité des avis est la preuve que comme une feuille morte, le citoyen du net peut être instrumentalisé avec beaucoup de facilité. C’est vrai que la diversité des opinions peut être enrichissante, mais l’absence d’une logique argumentative dans le texte du web rend le discours trop chétif pour forger l’esprit à la discussion fertile. Il suffit de parcourir certaines « posts » et les commentaires qu’ils suscitent pour se rendre compte que le citoyen d’aujourd’hui est trop distrait pour être suffisamment informé du sérieux des enjeux politique. Dans les réseaux sociaux la politique devient une distraction et les problèmes les plus sérieux sont occultés par la nature ludique du discours qui les commente. Puisque n’importe qui peut intervenir, on ne sent même pas la manière dont on s’écarte des questions pour divaguer dans un divertissement sans fin.

Le problème avec cet espace trop ouvert est qu’on ne demande pas la permission de prendre parole et il n’y a personne pour censurer ni certifier. L’autorégulation du débat est certes un principe acquis dans les réseaux sociaux, mais entre le principe et les faits il y a possibilité de déviance manifeste. La dispersion est parfois telle que la suite du débat est pollué souvent à dessein par des sortes de pirates de la parole. Autant dans la vie réelle des pirates détournent des embarcations de leur destination, dans les réseaux sociaux aussi il y a des espions qui sont dans tous les réseaux pour parasiter les débats, les orienter vers leurs propres préoccupations. Les différents pouvoirs peuvent y être représentés sans que cela se sache : cette infiltration a pour dessein d’étouffer dans l’œuf toutes les velléités de contre-pouvoir. Les printemps dans les pays arabes et, récemment lesgilets jaunes en France, ont montré que les réseaux sociaux sont de redoutables moyens d’expression et de constitution du contre-pouvoir.

Et comme nous sommes dans une époque la presse traditionnelle semble avoir délaissé ce rôle de contre-pouvoir (la nature ayant horreur du vie) les réseaux sociaux ont été une véritable bouffée d’oxygène pour les citoyens. Il est évident que les pouvoirs sont incapables de contrôler directement les réseaux sociaux dans les pays démocratiques. Il ne peuvent ni censurer ni acheter des millions de personnes dispersées dans les différents endroits du pays. Il est plus facile de contrôler un journaliste : par des espèces sonnantes et trébuchantes, on peut orienter la ligne éditoriale du groupe de presse dans lequel il exerce et le tour est joué. Il lui faudra désormais franchir deux murs invisibles de la censure : son propre groupe qui fonctionne comme sa langue et les pressions sournoises du pouvoir politique lui-même. Mais les réseaux sociaux constituent une véritable forteresse de la liberté : la liberté brimée, niée trouve enfin un lieu qui lui sert à la fois d’espace de vie et de bouclier.

Malheureusement les pouvoirs prédateurs de liberté n’ont jamais renoncé au désir irrépressible d’en faire un moyen de son propre anéantissement. Faire de la liberté l’ennemi et la prédatrice de la liberté : voilà comment les réseaux sociaux sont investis par big Brother. Le pouvoir économique, celui religieux et surtout celui politique ont immodérément investi le champ de la liberté pour l’étouffer dans l’œuf. Ils cherchent tous à inhiber les postures réfléchies et comme les formes de répression et de censure traditionnels ne sont pas opérationnels ici, ils ont créé des meutes pour enrayer toute forme de dissonance par rapport à leur perception du réel. Il faut que la liberté soit traquée partout jusque dans ses moindres oasis pour éviter que l’ordre soit déstabilisé. Les discussions sont donc piégées parce que les intervenants ne sont pas mus par les mêmes motivations. Il y en a qui discutent pour se faire une opinion juste, d’autres pour le simple plaisir de polémiquer, mais il y en a qui n’ont qu’un seul objectif : différer le sens par le non-sens, enrayer le débat sur les sujets subversifs à l’endroit de son pouvoir.

Les meutes du net assouvissent le vieux penchant totalitariste des pouvoirs politiques par la censure indirecte qu’on appelle pollution des forums de discussion. Leur langage est vide, mais trouve son charme dans ce vide comblé par l’insolence, l’irrévérence et la violence. On le sait, l’insulte est une formes de la violence, mais sa fonction est ici hautement politique : je ne peux pas faire passer mes idées par la recherche de la pertinence, mais je peux faire de sorte que l’autre ne réussisse pas à exposer et à défendre ses idées. L’intimidation est l’une des plus vieilles méthode des ennemis de la liberté : dans le net on ne frappe pas, il n’y a pas de gaz lacrymogène. L’arme des censeurs du net c’est l’invective, la divulgation de secrets de la vie privée, la stigmatisation par la répétition d’une image que l’on cherche à figer dans les esprits. Une faute, un lapsus, une

maladresse dans quelque circonstance que ce soit et l’on est réduit à cette image. Les arguments ne sont pas visés, ce sont les hommes qui sont plutôt visés et il faut tout faire pour les faire taire. Un insulteur devrait en principe laisser indifférent, mais l’instinct de violence qui sommeille en chaque homme est ici instrumentalisé. Les hommes sont friands de violence soit pour purger la leur soit pour jouir à la manière des pyromanes : les insulteurs des réseaux sociaux exploitent à fond ce penchant pour polluer tous les débats. L’énergie qu’on investit dans la justification ou dans la réplique lorsqu’on est agressé inhibe celle qu’on devrait normalement utiliser pour construire une argumentation cohérente et pertinente. Et aujourd’hui les réseaux sociaux sont tellement violents que qu’il faut choisir ses « amis » pour éviter de se faire lyncher par des apologistes de la pensée unique ou, plus exactement, de la non-pensée. L’astuce des meutes du web, c’est en dernière instance d’opposer le pathos au logos pour faire des adultes d’éternels enfants.