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Contribution – La francophonie au temps des sociétés écartelées Par Moustapha Sarr Diagne

« La francophonie, c’est cet humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire». Cette citation du président Léopold Sédar Senghor, contenue dans un article publié en novembre 1962 dans un numéro spécial de la revue Esprit, donne une définition des attentes que la communauté internationale formule à propos de la francophonie. Les temps étaient autres. Dans sa généreuse vision  d’une civilisation de l’Universel se construisant par totalisation et par socialisation, Senghor entendait se servir de la langue française, « ce merveilleux outil trouvé dans les décombres du régime colonial». Kateb Yacine, écrivain algérien très attaché à l’indépendance de son pays, n’en disait pas moins, lui qui considérait la langue française comme « un butin de guerre ». Si l’adoption de la langue française par les nouvelles nations créées à la suite du processus de décolonisation se déclinait comme la nécessité d’avoir une langue dotée d’une fonction supranationale comme moyen de participation à une culture universelle, le français a toujours été mis sur un piédestal par les intellectuels africains. Non seulement parce qu’il a été une langue de prestige, celle des cours et des salons diplomatiques  mais aussi elle charrie des idées généreuses, celles de grands auteurs du Siècle des Lumières comme le comte de Montesquieu, Rousseau, Diderot et Hugo, ces grands esprits qui ont su trouver les mots qu’il fallait pour dire la dignité du genre humain. Le français, c’est la langue de la grande de Révolution de 1789, celle de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. C’est l’idiome par excellence de la prétention à l’Universel.

Madame_Louise_Mushikiwabo,_secrétaire_général_de_la_Francophonie

Faudrait-il en conclure, comme le Général Charles de Gaulle et son Premier ministre Georges Pompidou, qu’il existe un paquet de valeurs intrinsèque à la langue française. C’est bien sur cette conviction que s’est construite la francophonie. En mettant dans ses langes ce qu’est devenue aujourd’hui la communauté internationale de la Francophonie, de Gaulle et Pompidou avaient le sentiment qu’il existait une sorte de solidarité naturelle entre les peuples unis par la langue et la culture françaises. De telles dispositions ne sont pas loin de la conviction qui animait Onésime Reclus, l’inventeur du terme « francophonie », qui pensait que la langue avait une sorte de surdétermination sur toutes les autres caractéristiques d’un peuple. C’est la langue qui fait le peuple. La langue n’est jamais neutre. C’est bien ce que disait le linguiste américain Benjamin Lee Whorf qui affirmait que toute langue  est en soi un découpage de la réalité.

Si de Gaulle et Pompidou en créant  en 1966 le Haut-commissariat de la Langue française avaient pour objectifs de maintenir la «pureté» du français, comme disait Alfred Sauvy, face à l’invasion de l’anglais, la volonté des pays anciennement colonisés par la France de conserver leur culture et leurs traditions a fait naître une autre conception de la francophonie. Une francophonie polycentrique prenant en compte les diversités culturelles prônant la tolérance.

Mais il est vrai que les temps ont changé. L’optimisme qui avait accompagné les «Trente Glorieuses» a pris la clé des champs. La crise a pris place dans les cités et dans les consciences. Ce monde «zéropolaire», selon l’expression de l’ancien ministre français des Affaires étrangères, est aujourd’hui envahi par les radicalismes. Il n’y a pas seulement l’Islam qui se singularise par son radicalisme d’inspiration hanbaliste. Les radicalismes fleurissent partout. Ils trouvent un ferment dans les campagnes d’Europe ou d’Amérique où resurgissent les vieux démons des nationalismes outranciers, dans les quartiers populaires des banlieues parisiennes ou genevoises où les passants jettent des regards de feu sur ces minarets qui fleurissent. La crise a ouvert ses portes à tous les intégrismes. L’optimisme d’un Senghor qui rêvait d’une civilisation de l’Universel par la socialisation totalisante n’est plus vraiment au goût du jour. Nous vivons l’ère des sociétés écartelées, des clivages entre les religions, des conflits réels ou entretenus entre les civilisations.  Il ne reste que la langue pour unir les peuples. En l’an 2050, il y aura dans ce monde près de 700 millions de locuteurs francophones. Si tous partagent les valeurs inhérentes à la francophonie, on peut espérer que tout n’est pas encore perdu.