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Affaires religieuses et dialogue islamo-chrétien

Idées et Débats

À propos de la nomination d’un Directeur des Affaires religieuses dans l’appareil d’État de la nouvelle République du Sénégal

Au nom du principe d’équitabilité et en plus du pluralisme religieux qui caractérise la société sénégalaise, il faudra penser à nommer, en plus du directeur des affaires religieuses musulmanes, au moins deux autres directeurs chargés du culte chrétien et de la religion traditionnelle.

 

Par Frère Dr. Pierre-Marie Niang, Dominicain
Professeur d’islamologie au Centre Saint Augustin de Dakar,
Directeur du Centre d’Éducation de Formation et de Documentation sur Dialogue Islamo-Chrétien et le Développement Intégral (CEFDDICDI), Dakar, Sénégal.

La thèse de doctorat en Théologie que j’ai soutenue le vendredi 21 octobre 2022 à l’Université catholique d’Afrique de l’Ouest-Unité universitaire d’Abidjan (UCAO-UUA) sur le thème « Le dialogue islamo-chrétien selon Jean Damascène comme paradigme de la théologie du développement et de la paix. Perspectives théologico-pastorales en contexte africain sénégalais » m’a véritablement permis d’analyser de façon très serrée la problématique de la relation Église/État, un de mes domaines de recherches.
D’ailleurs, mon prochain livre à paraitre reviendra en détail sur la position théologique qui est sienne dans l’approche doctrinale de la relation ecclésio-étatique. Pour rendre compte de mon discours, pas de la méthode, mais théologique sur cette question plus que d’actualité dans le contexte sénégalais, je me suis beaucoup appuyé sur un théologien jésuite français, Hugo Rahner qui est justement le frère de Karl. Ceux qui connaissent bien la théologie catholique sauront certainement connaître cette grande figure de la théologie romaine. Notez bien ici, pour ne pas l’oublier, que c’est un dominicain qui cite un jésuite! Car jamais, nous n’avons été en concurrence. Mais chaque communauté, selon sa grâce, défend l’Église à qui elle a vouée obéissance.
À Hugo Rahner, s.j donc, nous avons emprunté ce qu’il nomme le « principe d’équitabilité ».
Mais qu’appelle-t-on “équitabilité” selon Hugo Rahner, (Hugo Rahner, 2010, pp. 14-15) ; (Roland Minnerath, « How should state and church interact ? in The jurist, n° 70, issue 2, 2010, p. 473).
Ce mot « équitable » est très important à nos yeux. En effet, il nous suggère que la relation Église/État ne doit pas être injuste ou déséquilibré. L’équitabilité écarte logiquement toute idée de partialité ou de parti-pris. Car elle ne tolère ni l’injustice ni l’arbitraire. Elle encourage plutôt à respecter les droits de chacun sans aucune forme de ségrégation, de discrimination, de marginalisation ou encore d’apartheid sur la base de l’ethnie ou surtout de la religion.

C’est dire que l’équitabilité rahnérienne jésuite protège et promeut l’intégrité de toute personne parce que cette dernière est digne de respect et de considération. En définitive, l’équitabilité ne lèse personne. Au contraire, elle rime avec loyauté, neutralité et objectivité garant d’une paix durable et vraie. Nous garderons donc à l’esprit ce critère d’équitabilité. Il nous permettra d’évaluer les relations ecclésiatico-étatiques pour voir si elles sont équitables ou pas.

Mieux, le pape Gélase (492-496) réfléchira, pour sa part, sur les deux pouvoirs et aboutira à la même conclusion que l’évangile, à savoir de « rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Évidemment, nous savons bien que cette position est loin d’être celle des partisans d’un État théocratique, Lc 20, 25 ; Mt 22, 21 ; Mc 12, 17 ; (Gélase, Lettre sur les deux pouvoirs).
En plus du principe de l’équitabilité, il y a une idée d’ « autonomie mutuelle, de liberté religieuse et de laïcité » (Albert Sène, 2021, p. 18, Roland Minnerath, 1982, pp. 84-85) qui doivent caractériser la relation entre les deux institutions. Pour le moment, nous faisons cas de la laïcité avec beaucoup de précaution  puisque c’est le concept le plus critiqué par les partisans d’un État théocratique dans le contexte africain sénégalais.
Au nom de ce principe d’équitabilité que nous venons de définir et en plus du pluralisme religieux qui caractérise la société sénégalaise, il faudra penser à nommer, en plus du directeur des affaires religieuses musulmanes, au moins deux autres directeurs chargés du culte chrétien et de la religion traditionnelle. Ces deux cultes sont certes minoritaires, mais nous sommes entièrement et totalement sénégalais. Le fait d’être minoritaire ne minore en rien notre citoyenneté qui, à ce que je sache, n’est pas fondé sur la religion. À ce propos, il est bon et important d’insister sur le fait que ce n’est pas la religion, aussi importante qu’elle soit, qui fait notre unité. Si le culte peut nous séparer, il me semble que c’est la culture qui fait que nous sommes un peuple, avec un but et une foi qui se dit de plusieurs manières comme l’être, pour paraphraser Aristote.
C’est là où effectivement la culture vient au secours du culte pour lui donner un visage sénégalais et africain (Henri Gravrand, 1961, p. 11), notre identité commune. C’est ce que Cheikh Anta Diop n’a cessé d’enseigner, lui qui appréhende nos sociétés comme des sociétés nègres par essence (Cheikh Anta Diop, 1967). Et du fait de l’antériorité de notre culture et nations nègres (Cheikh Anta Diop, 1954, pp. 31-545) sur nos différents cultes malgré tout exogènes, on ne peut en aucun cas insister sur le culte au détriment de la culture.
C’est pourquoi, nommer un seul et unique directeur des affaires religieuses ne respecterait pas d’une part, notre principe rahnerien d’équitabilité, argument central autour duquel nous avons bâti cette contribution. Et d’autre part, promouvoir un culte exclusif au détriment des autres–chrétien et animiste–, c’est aller à l’encontre de ce qui fait l’essence même de notre société qui reste et demeure une société nègre, une société marquée par le pluralisme religieux.
En sus, mettre en avant un culte donné au détriment des deux autres–le Directeur des affaires religieuses sera à coup sur un musulman–, c’est insister sur le particulier au détriment du général (Albert Hourani, 1993, p. 121). Nous le disons en nous fondant sur le fait que le culte n’est qu’un aspect de la culture et que sous ce rapport, il ne peut être le tout d’une société.
Enfin, pour balayer du revers de ma plume d’éventuelles critiques à ma prise de position en me reprochant d’intervenir sur une question aussi sensible que la religion, je rétorquerai : Si cette question–la religion–est aussi sensible, pourquoi est-elle presque devenue une obsession dans ce pays ?
Le Sénégal est indépendant depuis plus de six décennies. Pourquoi c’est maintenant seulement on trouve la nécessité de créer une direction des affaires religieuse ? Est-ce pour contenter d’éventuels bailleurs non-occidentaux qui de la sorte pourront jeter leur dévolu sur notre pays ? En sachant que chez ces nouveaux partenaires de notre pays, il n’y a ni diversité culturelle ni pluralisme religieux.
Pour finir, je réitère notre proposition de voir être nommé un directeur des affaires religieuses chrétien-qui peut être un prêtre-et un autre pour le culte de nos ancêtres à savoir la religion traditionnelle. Car je vois mal un musulman même très informé du culte chrétien s’occuper de notre culte.