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21.900 jours après l’indépendance, l’émergence en question ? Secteurs en marche, coup d’œil dans le rétroviseur Entretien dirigé par Chérifa Sadany SOW

Le Sénégal, très loin de ressembler à l’image des autres pays développés, se remet toujours en question. Son développement est en grande partie retenu par un problème fondamental d’éthique d’où naissent d’autres problèmes, notamment sur le plan politique, économique, juridique… ces mêmes problèmes qui ne cessent de gangréner la société sénégalaise.

Dans le cadre d’une rétrospection sur le domaine économique et juridique, Djiby Ndao, économiste, et Aynina Diop, juriste-conseiller, apportent des réponses essentielles concernant l’émergence du Sénégal en question.


L’évolution du taux de croissance a connu une baisse brusque suite à la Covid-19 ; quelle interprétation pouvez-vous apporter à cette situation ?

Djiby Ndao :

En effet, au début de l’année 2020, le Sénégal était sur une pente ascendante, avec un taux de croissance qui avoisinait les 7 %. Mais comme un couperet, la pandémie a tout brusquement stoppé. Durant ces dernières années, l’économie sénégalaise était effectivement sur une bonne trajectoire. Cette situation est bouleversée en 2020 par la pandémie de la Covid-19. Cette dernière a sévèrement touché les secteurs-clés de l’économie, entrainant inéluctablement une perturbation du système productif dans son ensemble. Cette situation est confortée, en octobre 2020, par la prévision de croissance du Produit intérieur brut (Pib) de -0,7 % en 2020 par le Fonds monétaire international (Fmi). Autrement dit, la richesse intérieure créée se rétracte de 0,7 %.

Cette dégradation de l’indicateur est accentuée par le choc subi par le secteur tertiaire qui demeure le principal contributeur à la richesse (qui assure plus de 50 % du Pib), notamment le Tourisme, les Transports et le Commerce dû à la rupture dans les chaînes d’approvisionnement et au confinement. Le seul cas positif vient des Télécommunications. Tout heureusement, le secteur des télécommunications s’est relativement bien comporté à cause du confinement et télétravail. Il faut préciser aussi, à ce niveau, le rôle primordial du secteur informel dans la création de richesse et dont l’activité est significativement et négativement impactée par la Covid-19.

Juste après les indépendances, le Sénégal était bien parti pour la lutte contre le chômage. Aujourd’hui, il est classé dans le top 10 des pays touchés par le chômage. Comment expliquez-vous cette hausse du taux de chômage et surtout du taux de croissance ?

Djiby Ndao :

 Le Sénégal est effectivement classé dans le top 10 des pays les plus touchés par le chômage au monde, occupant la 3e place, dans le rapport 2020 de l’Organisation internationale du travail (Oit). Avec un taux de chômage de 48 %, le Sénégal ne fait mieux que deux pays que sont le Burkina Faso, 77 %, et surtout la Syrie, 50 %, un pays ruiné par une guerre qui dure depuis plus de six ans. En effet, le gouvernement, qui se targue d’une croissance économique comprise entre 6 et 7 % depuis six ans, réfute naturellement les chiffres de l’Oit. Il préfère se référer aux données de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) qui évalue ce taux à 16 %.

Mais quel que soit le taux, des efforts doivent être faits pour sortir ces dignes citoyens sénégalais du chômage dans lequel ils se trouvent. La différence de chiffres proviendrait de la conception du chômeur entre les institutions. Il explique que si les détenteurs de travail précaire sont considérés comme des chômeurs « déguisés » alors les taux pourraient certainement se rapprocher. Cette position est confortée par le taux de chômage urbain de 15,5 % publié par l’ANSD. Dans les zones urbaines, nous pouvons constater qu’un taux de chômage de 15,5 % serait très faible et ne refléterait pas la réalité. Il ne faut pas également perdre de vue que cette situation pourrait être aggravée par la pandémie de la Covid-19 car les données remontent au dernier trimestre de l’année 2019.

Mais en tout état de cause, des efforts supplémentaires obligatoires de la part de l’Etat et du secteur privé apparaissent à travers l’analyse de l’incidence de la pauvreté individuelle au Sénégal. L’état de la pauvreté révèle des conditions de vie assez difficiles pour beaucoup de citoyens au Sénégal. En effet, l’incidence de la pauvreté individuelle est de 37,8 % en se basant sur l’élaboration d’un seuil de pauvreté national (ANSD, EHCVM, 2018/2019). Ce taux est déjà alarmant et très élevé compte non tenu de la valeur monétaire journalière considérée que je juge faible. Avec environ 915 francs CFA par jour, il est extrêmement difficile de satisfaire correctement les besoins primaires au Sénégal. L’incidence de la pauvreté s’aggraverait si on considérait le seuil international de 3,2 dollars par personne et par jour qui avoisine 1.750 francs CFA. Avec la pandémie, nous devons nous attendre à des taux futurs plus élevés eu égard à la baisse des taux de croissance économique et de l’emploi.

Quelles sont les causes de l’endettement ? Le Sénégal pourra-t-il supporter le service de la dette ?

Djiby Ndao :

 La hausse de l’encours de la dette en 2020 est une autre preuve de la situation économique difficile du pays. En effet, la dette publique est un autre indicateur économique non moins important. Elle mérite d’être évoquée car entre 2019 et 2020, l’encours a augmenté de 11,5 %. La dette qui se situe à 64 % du Pib, reste certes, en dessous des normes communautaires mais délicates. Le ralentissement de l’activité économique entraine une baisse des recettes fiscales et le paiement du service de la dette qui représente un énorme gouffre pour l’Etat. A l’en croire, cette situation justifie en grande partie l’initiative prise par les gouvernements africains pour l’annulation de la dette publique. Cependant, cette demande pourrait entrainer une détérioration de la qualité de signature de nos Etats et de la note souveraine attribuée par les agences de notation à nos titres publics.

Récemment, Rfi affirmait que les taux d’intérêts payés par les pays africains quand ils ont recours aux marchés financiers sont prohibitifs, là où l’Europe emprunte à un demi, voire à zéro pour cent, l’Afrique emprunte à six ou sept pour cent. D’autre part, l’Indice de développement humain (IDH) publié par le PNUD en 2020 montre que le Sénégal a perdu deux places en passant de la 166e place à la 168e place sur les 189 pays. D’après lui, ce résultat montre que d’autres pays ont fait mieux que nous en matière de politiques éducative et sanitaire voire même économique. La situation du Sénégal s’est détériorée en passant de 0,516 à 0,512 entre 2019 et 2020. La durée attendue de scolarisation a baissé de 0,4 point dans la même période, l’Etat doit augmenter ses efforts dans la mise en place de nouvelles infrastructures éducatives à la fois dans les zones urbaines et rurales eu égard à l’augmentation de la population scolarisable. La scolarisation universelle doit également être une réalité au Sénégal.

Comment analysez-vous le secteur de la pêche et les conditions de vie des pêcheurs ?

DJIBY Ndao :

L’année 2020 est marquée par la dégradation des conditions de vie des pêcheurs artisanaux.

Le secteur de la pêche a été l’une des vedettes de l’actualité avec la signature du très controversé accord entre le Sénégal et l’Union européenne qui est en quelque sorte une prorogation du précédent avec des amendements portant notamment sur le tonnage et le montant. En effet, le tonnage autorisé porte sur 10.000 tonnes de thon par an (50.000 tonnes sur les cinq ans) et 1.750 tonnes de merlu par an (8.750 tonnes sur les cinq ans). Quant à la valeur du protocole, elle est estimée à 3.050.750 euros par an, soit une valeur globale de 15.253.750 euros (10 milliards de francs CFA) sur une durée de 5 ans. Un accord critiqué par les acteurs de la pêche traditionnelle et industrielle et même la société civile qui accusent le gouvernement d’avoir bradé la pêche. Ce secteur contribue directement et indirectement à la création de richesses et d’emplois au Sénégal. C’est un sous-secteur important dans la création de richesse du secteur primaire. Aussi, pour assurer une stabilité socio-économique dans la majeure partie des ménages dans les communautés littorales, l’Etat devrait élaborer une politique efficace de protection et de conservation des ressources maritimes.

J’aimerai ajouter un point important si vous me le permettez. L’amélioration de l’environnement des affaires et l’érection du département de l’Artisanat et la transformation du secteur informel constituent deux éclaircies dans cette grisaille de cette année covidée. Le secteur informel constitue un maillon important de l’économie sénégalaise et nécessite un soutien de taille de la part des pouvoirs publics. Ce nouveau département pourra mettre en œuvre une politique de formalisation plus efficace en étant plus proche des acteurs informels. D’ailleurs, c’est le moment de penser véritablement à des formations professionnelles sur mesure, à la couverture sociale des travailleurs de ce secteur mais également à une politique de soutien à la transformation et à l’exportation. Il faut saluer l’amélioration de l’environnement des affaires, matérialisée par le classement « Doing business » 2020. Le Sénégal est passé de la 141e place en 2019 à la 123e place en 2020. Cette situation montre les efforts de l’Etat à l’endroit des investisseurs en matière de soutien et d’accompagnement. Il faudrait également souligner le soutien du Fmi au Sénégal depuis 2019 dans le cadre du programme Instrument de coordination des politiques économiques sur la nécessité de mener à bien les réformes structurelles, en particulier l’efficacité des investissements publics, la rationalisation des niches fiscales, les délais de passation des marchés publics, la restructuration des entreprises publiques (comme La Poste) et la gestion de la dette et de la trésorerie.

Le secteur juridique…

Quelle est la nécessité d’avoir une justice dans un pays en voie de développement ?

Aynina Diop :

La justice est très importante, plus particulièrement dans un pays en voie de développement. C’est pour éviter certains comportements dans la société qu’il est impératif de faire recours à la justice pour régler les litiges qui naissent entre individus. La justice constitue un élément important par rapport à l’Etat de droit et on ne peut pas parler d’un Etat digne de ce nom en l’absence de justice. Et si on parle en matière de développement, on dit que la justice constitue l’élément qui permet au justiciable, au citoyen surtout de faire valoir le droit quand il estime que le droit notamment (les droit subjectifs) est violé : ils font recours à la justice pour avoir gain de cause. Le fait de pouvoir réglementer ces litiges qui naissent entre les individus permet d’établir la stabilité la sécurité dans la société et à défaut de stabilité ni de sécurité, on ne peut pas parler de développement. Donc la justice constitue un outil inséparable au développement viable mais aussi partagé. S’il  n’y a pas de justice, on risque de tomber vers l’anarchie, donc pour pouvoir tendre vers le développement, il faut qu’il y ait organisation et la seule possibilité d’y arriver c’est qu’il ait une justice dans la société.

La justice peut-elle contribuer au développement d’un pays ? Si oui, quel doit être son rôle ?

Aynina Diop :

La justice contribue bel et bien au développement d’un pays, c’est l’un des moyens qui contribue au développement parce que ça permet de règlementer non seulement la vie des affaires, mais aussi permet d’établir une sécurité, permet aussi aux intervenants, aux acteurs de la vie de pouvoir trouver des moyens pour pouvoir régler les conflits qui naissent entre. Donc en assurant le rôle de sécurité et de stabilité, elle contribue au développement d’un pays.

Quelle analyse faites-vous sur le fonctionnement de la justice au Sénégal ?

Aynina Diop :

Au Sénégal, on a toujours tendance à remettre en cause la justice à cause de l’indépendance et l’impartialité de la justice sénégalaise. Quand on remet en cause l’indépendance ici au Sénégal, c’est lié à l’organisation de la justice elle-même. Nous avons au sein de la justice une organisation qu’on appelle l’union des Magistrats du  Sénégal (UMS). C’est une organisation présidée par le président de la République lui-même, assisté de son ministre de la justice. L’implication de l’exécutif au sein du pouvoir judiciaire pousse souvent les individus à remettre en cause l’indépendance de la justice.

L’autre cause, c’est par rapport au pouvoir octroyé au procureur de la République par une règle qu’on appelle la règle de l’opportunité de poursuite qui revient en vertu de l’article 32 du code de procédure pénal de poursuivre ou de ne pas poursuivre ;  mais qui est derrière ce monsieur qui détient ce pouvoir ? Si on revient à l’organisation, le procureur général donne ordre au procureur de pouvoir poursuivre, mais dans ce cas, il sera obligé de le faire c’est-à-dire si on essaye de synthétiser ces éléments, on va dire que c’est l’organisation de la magistrature, l’implication du pouvoir exécutif qui poussent souvent certains à remettre en cause l’indépendance de notre justice ;  mais je dis aussi qu’il est bien de noter que l’indépendance, c’est au niveau textuel : les textes disent qu’il doit y avoir une justice indépendante et impartiale d’accord mais de l’autre côté aussi, c’est lié à la personne (le juge) car le dernier mot lui revient.

Si on voit le déroulement des choses, le fonctionnement de la justice, on ne peut pas exclure totalement l’implication de l’Exécutif au pouvoir Législatif. Depuis 2012, on voit des dossiers qui poussent souvent la population à remettre en cause l’indépendance de la justice. Est-ce que notre justice n’est pas en train d’être utilisée comme un instrument d’élimination d’opposants politiques ? Si on cherche des moyens de pouvoir préserver nos deniers publics, je parle de la CREI, je trouve que c’est une bonne chose. Si on poursuit aujourd’hui pas mal de personnes dans le but de pouvoir recouvrer nos biens, c’est une bonne chose. Mais depuis la réactivation de cette juridiction, on a l’impression qu’elle est destinée juste à des fins politiques.

Prenons l’exemple du dossier important de khalifa Sall, que beaucoup mettent dans la loge du règlement de comptes. Maintenant, faire de sorte qu’il n’y ait pas de doute par rapport à l’indépendance, moi je pense c’est la solution, le pouvoir de faire sortir le pouvoir exécutif du conseil supérieur de la magistrature mais aussi revoir les prérogatives du côté du procureur de la République.

Que serait votre réponse à la question de comparer le fonctionnement de la justice sous le régime de Wade et Macky ?

Aynina Diop :

Je dirais que le régime de Wade était beaucoup plus tolérant, contrairement à celui du président Macky Sall ;  mais je ne peux pas aussi les indexer : c’est à eux de prouver que tout ce qui a été fait est destiné pour le bien-être des Sénégalais. Donc si le dossier de Khalifa Sall et Karim Wade est destiné à préserver le bien-être de la population, encore une fois je trouve que c’est une bonne chose…

Si la justice sénégalaise était comparée à une courbe, comment l’interpréteriez-vous ?

Aynina Diop :

Je dirais qu’elle n’est pas bonne, la courbe. Une justice, comme l’ont bien prôné les textes internationaux, doit toujours être indépendante et impartiale. Ces deux éléments confortent l’existence de l’Etat de droit et si on n’a pas un Etat de droit, on ne peut en aucun cas se ranger au rang de la bonne gouvernance car l’Etat de droit constitue un critère fondamental d’admission de la justice.

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